ON A TROP DE… TOUT

Une ou deux fois par an, le plus souvent au retour de la campagne, elle ouvre l’armoire à linge et constate avec dépit : « On a trop de draps… trop de serviettes ». Elle voudrait réduire au strict minimum ces réserves, qui correspondent pourtant aux besoins quotidiens de trois adultes. Elle fait parfois la même remarque à propos des assiettes et des verres, mais avec une moindre conviction, du fait de sa maladresse croissante. Verres et assiettes lui glissent en effet de plus en plus souvent des mains, de sorte que le « surplus » se résorbe de lui-même, m’obligeant à renouveler périodiquement nos stocks.

Mais ce refus systématique de l’excédent part d’un excellent principe. Alors que quantité de gens accumulent, sous les prétextes les plus fallacieux, des masses de choses superflues, ma mère n’aime rien tant que le vide et la page blanche. Elle demande un environnement dépouillé, garant pour elle d’une vision claire des choses et du monde. Ce qui ne (lui) sert pas n’a nulle raison d’être et d’encombrer son champ visuel.

À Paris, sa chambre, que certains qualifieraient de « monacale », lui sert aussi de bureau. Sa table de travail, toute proche de son lit, est la dernière chose qu’elle voit avant de s’endormir, la première qu’elle perçoit au réveil. À la campagne, où l’on dispose de plus de place, elle s’est réservé sur mes conseils une petite section du grenier qui me sert de bureau, et qui en est séparée par une porte vitrée. Sa table de travail est ici une simple planche montée sur tréteaux, d’un blanc apaisant. Elle s’y installe, face à une lucarne ouverte sur  le ciel. Son regard ne rencontre alors rien de plus que ces deux surfaces vierges sur lesquelles elle peut tout à son aise projeter et décrypter les images qui lui viennent. Au sein de ce cube, elle s’assure la pleine maîtrise de ses espaces intérieur extérieur. Je la vois du coin de l’œil s’abstraire du monde, se concentrer, tandis que son expression se transforme en quelques secondes et qu’elle entame un travail d’écriture qu’elle mènera à terme d’une traite, quasiment sans ratures ni effort apparent.

Aurait-elle pu avoir une telle productivité dans un environnement chaotique, bruyant, encombré de toutes sortes de babioles et souvenirs? Peu probable. Elle s’est donné le contexte le plus propice pour déployer sans obstacle sa réflexion.

Sur un plan plus personnel, plus intime, l’extrême dépouillement de ses chambres de Paris et Verderonne lui aura permis de faire journellement table rase du passé, de débuter chaque journée comme une nouvelle vie. Serait-ce secret de la sagesse et de la longévité? Si tel était le cas, je serais tenté de faire dès demain un grand sacrifice de draps, serviettes, verres et assiettes et d’éliminer sans pitié tout ce dont nous avons « de trop ». Mais sera-ce suffisant?

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