Olivier Eyquem : « Mes bibliothèques »
Je ne conçois guère qu’un appartement soit dépourvu de bibliothèque, et il m’a toujours semblé naturel, voire inévitable que celle-ci finisse par coloniser la totalité des murs du sol à plafond, livrant à celui qui prend le temps de la scruter des pans entiers de la personnalité, des rêves, de la vie présente et passée de son usager.
Ayant eu la chance de disposer très tôt de ma propre chambre (celle-là même où j’écris ces lignes), j’y ai installé, dans un premier temps, un simple casier de bois blanc d’environ 80 cm de long, que j’ai accroché au mur pour y placer mes premiers bouquins et dictionnaires. Le fonds s’est rapidement enrichi, et il a fallu trouver une astuce, qui consista à aménager quelques rayonnages d’une horizontalité douteuse sur le côté d’une penderie de fabrication artisanale. En entrant dans la pièce, on longeait cette bibliothèque de fortune d’environ 1, 20 m de large, qui vous faisait une manière de comité d’accueil. Des dizaines de livres aux thèmes les plus variés (histoires de bêtes, récits d’aventures maritimes comme la fabuleuse odyssée du Kon-Tiki, livres d’astronomie, romans) vous saluaient comme autant d’amis, se prêtant docilement au rituel de l’examen, de la palpation et du feuilletage. (Plus tard, j’ai eu la surprise de voir un célèbre acteur de la scène littéraire ouvrir chez moi quelques ouvrages et y plonger le nez avec délectation pour en humer l’odeur.)
Les choses devenant plus sérieuses, il fallut envisager la construction d’une vraie bibliothèque (toujours en bois blanc), d’environ 3, 50 mètres de large, arrivant au ras de la porte. Elle s’arrêtait à une trentaine de centimètres du plafond, ce qui permit plus tard à mon chat, l’infernal Rocco, de s’y jucher et de guetter le bon moment pour atterrir en vol plané sur mon bureau, envoyant valser les feuilles que j’étais en train de noircir.
La topographie de la chambre évolua, et la penderie « émigra » sur un autre mur après intervention d’un menuisier professionnel, qui y installa une nouvelle alcôve. Il devint ensuite nécessaire de rajouter un pan d’environ 1, 20 mètre de large, raccordant avec la fenêtre.
Ou, serait-on tenté de pousser un grand « Ouf », mais l’histoire ne s’arrête pas là, comme on le verra plus loin.
Faisons, entre-temps un retour en arrière.
D’aussi loin que je me souvienne, les livres ont toujours été pour moi d’indispensables compagnons, aussi présents, aussi vivants que s’ils avaient été de chair et de sang. Je me souviens encore dans les moindres détails du matin où je découvris que je pouvais désormais lire seul et d’une traite la phrase que, la veille encore, j’ânonnais. Moment inoubliable où tout le champ de l’écrit s’ouvrait d’un coup grâce à mon album « Bambi ». Jules Verne, Alexandre Dumas, Jack London, Daniel Defoe, Lewis Carroll et même la Comtesse de Ségur prirent le relais, inscrivant dans ma mémoire d’ineffaçables images : la fleur de lys sur l’épaule de Milady, les pas de Vendredi sur le sable fin, la mort tragique de Constance, et cette chute fabuleuse du chapitre XX de « l’Île Mystérieuse » : « Et, en effet, un navire était en vue de l’île Lincoln! » Essayez de vous endormir après cela.
Les périodes où j’étais souffrant étaient particulièrement bienvenues. Je restais toute la journée à lire au lit, la fièvre montait d’heure en heure, mêlant les effets du virus de la grippe à celui de la lecture. À peine avais-je fini un livre que j’envoyais, dictateur en herbe, ma mère en chercher un autre chez le libraire d’en face. Période bénie des dieux!
J’ai parlé d’images, et il ne fait aucun doute pour moi que c’est à travers ces romans et leurs épisodes les plus visuels que s’est esquissée ma cinéphilie, à l’âge où je ne voyais quasiment aucun film, n’éprouvais pas le moindre intérêt pour le cinéma, et ne lisais aucune BD (Même Tintin était persona non grata, et il me fallut attendre de cohabiter quelques mois avec ma jeune cousine pour le découvrir vers 12 ou 13 ans.)
Le cinéma ayant fait une entrée tardive dans ma vie (à quinze ans, grâce aux articles de critiques des « Cahiers du Cinéma » que publiait l’hebdo « Arts »), l’idée s’imposa tout naturellement de l’appréhender sous l’angle » film d’auteur », par une approche académique. Il me fallait lire le maximum de choses sur le réalisateur du film (presque toujours américain) que je venais de découvrir, et bien sûr acquérir tout livre paru à son sujet. Le marché était hélas très réduit, seuls deux éditeurs comptaient vraiment : Seghers (le meilleur, avec sa collection « Cinéma d’aujourd’hui » dirigée par Pierre Lherminier) et les Éditions Universitaires (le fameux Hitchcock de Chabrol et Rohmer que je dévorais avec passion).
L’essentiel de notre savoir passait donc par les revues spécialisées : les « Cahiers », « Positif », le « Monthly Film Bulletin » du British Film Institute, « Sight and Sound » et « Films and Filming ». Ces périodiques, guettés avec impatience, occupaient une place de plus en plus significative dans ma bibliothèque déjà bien pleine. Il fallut donc déborder dans le couloir (heureusement assez long), puis se résoudre à évacuer une partie de la fiction à la cave (la pire des solutions), et finalement la quasi-totalité à la campagne.
Le désir de connaître mieux le réalisateur-auteur élargit de façon quasi automatique le champ de mes investigations livresques en direction des scénaristes (que l’édition américaine n’a que tardivement pris en considération) des « moguls » (directeurs de studios), des décorateurs, des chefs opérateurs, des costumiers. Et les acteurs? Pas vraiment, en tout cas pas tout de suite. N’étant jamais passé par la phase primaire d’identification/idolâtrie à laquelle certains cinéphages s’arrêtent très tôt, je les considérais comme accessoires – purs objets au service de la mise en scène. Il m’a fallu des années et maintes discussions avec un vieil ami cinéphile et réalisateur pour mieux apprécier les qualités propres qu’un grand comédien apporte à ses films, par son physique et sa photogénie, sa voix, sa gestuelle, ses maniérismes et ces milliers d’éléments incernables qui font de lui un authentique coauteur. J’en ris encore…
Il m’a alors fallu prendre en compte ce nouveau « champ » et trouver de la place pour des masses de biographies et autobiographies (nulles dans leur écrasante majorité) ainsi que pour quantité d’albums de la collection Citadel et d’études signées James Robert Parish sur les « Glamour girls », les « Paramount Pretties », etc.
N’ayant aucun goût pour les bibliothèques publiques (je suis allé en tout deux fois à celle de l’IDHEC, et me suis promis de ne pas y retourner), il m’a fallu envahir un peu plus l’espace familial pour accroître mon domaine.
Aujourd’hui, ma bibliothèque cinéma occupe d’après mes calculs 60 mètres linéaires, et se répartit sommairement en : ouvrages généraux (les Larousse, « 50 ans de cinéma américain » de Coursodon et Tavernier), index (les « Screen Worlds » annuels, abandonnés par moi compte tenu de leurs interminables délais de fabrication et de médiocrité des tirages), catalogues (les épais et indispensables volumes de l’American Film Institute, maintenant consultables en ligne), scripts (notamment la belle collection Warner et « L’Avant-scène » pour laquelle j’ai eu le privilège de faire un « spécial Preminger », biographies, monographies (l’excellent et opulent « Cyd Charisse » de Jean-Claude Missiaen), autobiographies (Frank Capra, Robert Parrish), livres d’entretiens (le Hitchcock de Truffaut, ouvrage pionnier du genre, les Kazan, Losey et Kubrick de Michel Ciment), essais sur des genres (film noir, décors, comédie musicale, western, etc.)
Qui de l’apparence physique, de la valeur esthétique des meubles qui renferment ces livres ? Je n’y ai jamais attaché la moindre importance, ou, plus exactement, j’ai souhaité que mes bibliothèques aient le look le plus neutre possible : blanches sur un mur blanc dans la quasi-totalité des cas, les livres se détachant ainsi sur un arrière-plan immatériel à peine visible. Je hais ces bibliothèques ostentatoires qui prennent la pose, qui attirent l’attention sur elles. C’est le livre qui m’importe et je n’aime pas qu’on lui fasse un écrin, qu’on l’aligne comme à la parade ou, pire encore, qu’on l’enferme derrière une porte vitrée et/ou grillagée. L’idéal est qu’il soit à portée de regard ou de main, que nous puissions échanger un signe de connivence, qu’il me rappelle nos « conversations » passées, mes découvertes, mes trouvailles.
La présence de nombre de ces livres à caractère documentaire résulte en effet de trouvailles inattendues, dans des bacs exposés aux intempéries (Joseph Gibert fut une bonne source : c’est là que j’ai trouvé, miraculeusement, l’autobiographie passionnante de Ben Hecht, que je n’ai jamais revue depuis) ou dans le foutoir insensé de Shakespeare & Co. (où j’ai déniché la biographie de Bazna, le vrai « Cicéron » de L’AFFAIRE CICÉRON, dont j’ignorais jusqu’à l’existence, et ce deux jours avant d’envoyer ma préface à la réédition du livre de Moyzisch). Il semble qu’un ange gardien veille sur le chercheur, et l’aiguille dans la bonne direction au bon moment, comme j’en ai eu la preuve quantité de fois. Inutile de préciser que ces trouvailles ont un prix tout particulier, et qu’on se souvient toujours avec une précision des circonstances dans lesquelles elles sont survenues.
La masse compacte de la bibliothèque m’accueille dès l’entrée, elle ne m’écrase jamais, je la sens complice et la retrouve avec plaisir dès le réveil et encore plus après une absence. Oui, elle est là, solide au poste, comme un mur protecteur, comme un barrage dressé contre un monde extérieur infiniment moins riche et gratifiant que celui que j’ai élu. (Amateur de psychologie à deux balles, je te tends la perche, et j’imagine que tu t’en empareras goulûment.)
De cet ensemble protéiforme qui n’a guère pris de poids ces dernières années, j’ai dû retrancher quantité de scénarios et des centaines de dossiers de presse rédigés au fil de quatre décennies. Ces « saignées » sont le seul moyen de décongestionner une bibliothèque à vocation utilitaire et je conseille de s’y résoudre sans état d’âme.
Le « cœur » d’une bibliothèque Fiction bat, lui aussi, à son rythme, comme un organe vivant. Il est fait de strates multiples, de plaques tectoniques qui se chevauchent, se repoussent mutuellement, dissimulant parfois certains titres au deuxième plan, les cachant traîtreusement à la faveur d’un dépoussiérage de printemps et d’un rangement malhabile.
Il y a aussi les livres qu’on prête et qu’on vous rend à l’état de torchon, et ceux qu’on ne vous restitue jamais parce que la personne les a égarés ou est partie vers une mystérieuse destination. Un jour, peut-être, elle reviendra (c’est très improbable), ou bien, vous retrouverez votre livre chez un bouquiniste.
Ces livres surgis par hasard, évanouis ou hérités sont les vecteurs de souvenirs plus dramatiques que les autres, acquis et conservés dans des circonstances ordinaires. Ils sont les reflets de nos relations fluctuantes, la résultante des petites et grandes histoires personnelles qui jalonnent les vies les mieux protégés.
Enfin, il y a ces livres qui nous sont particulièrement chers, que nous transmettons à une personne appréciée, et dont nous apprenons avec émotion qu’ils ont réussi leur « transplantation » et ont pu changer le cours d’une existence.
Et quel plus beau cadeau rêver?