Hommage à Eva Eyquem (Nuremberg, 20/10/2018)

Causerie prononcée à la Lehrstuhl für Kunstpädagogik de la Friedrich-Alexander Universität d’Erlangen-Nürnberg

Je voudrais tout d’abord remercier Sabine Richter et Susanne Liebmann-Wurmer de m’avoir invité à ce symposium. Les souvenirs qui les lient depuis des années à l’œuvre pédagogique d’Éva Eyquem ont tissé entre nous des liens très forts. C’est à ces attaches affectives que je songe avant tout en cet instant, puisqu’il n’est pas question pour moi d’empiéter sur les interventions des universitaires ici réunis. À eux d’apporter à ce symposium un regard professionnel.
Comment, alors, vous parler d’Éva moi qui n’ai été ni son élève, ni son disciple, ni son collègue ? Comment vous en parler autrement qu’en fils? J’ai été, et je reste en effet ce fils, et elle fut et reste pour moi la plus tendre des mères, la meilleure des amies. Je la retrouve parfois en rêve, aussi attentionnée, aussi active, aussi joyeuse et optimiste que je l’ai connue. Le dialogue entre nous semble ne n’être jamais rompu.
Mais, sortons du registre intime pour partager avec vous certaines impressions qui vous permettront peut-être de capter quelques facettes de la personnalité d’Éva Eyquem. Pour cela j’ai choisi deux IMAGES que je trouve particulièrement éclairantes

PREMIÈRE IMAGE

J’aimerais, pour commencer, évoquer une image qui me touche particulièrement. On voit sur cette photo des années 1920 une petite fille de cinq ou six ans, paisible et souriante. Assise à une table de travail, je la sens totalement concentrée sur sa tâche du moment : découper des petits morceaux de papier qu’elle va ensuite disposer en fonction d’une logique qui lui est propre. On devine, à son visage, qu’elle a déjà une idée concrète, structurée, fort précise de cet assemblage. Mais son attitude très confiante indique aussi qu’elle s’est donné une marge de manœuvre suffisante pour accueillir toute idée nouvelle que fera surgir son geste. La pensée chez cette petite fille si douée EST déjà action, et le geste doit savoir s’adapter instantanément à l’inspiration du moment sous peine de se tarir.
Je ne pense pas surinterpréter cette photo à la lumière de ce que je sais d’Éva. J’ai l’intuition qu’il s’agit d’une image originelle qui capte fidèlement sa personnalité naissante et certains traits fondamentaux qui vont la caractériser dans sa vie adulte.
Parmi eux, la conviction que le JEU et le TRAVAIL sont étroitement unis ; qu’ils méritent une égale attention, un même sérieux. Le jeu ne nous apporte rien, ne nous enrichit pas s’il exclut l’attention, voire l’effort, et s’il ne tend vers un but. À l’inverse, le travail n’est fructueux, intellectuellement bénéfique, que lorsqu’il contient une part de jeu, fait appel à notre créativité, à notre initiative, c’est-à-dire finalement à notre LIBERTÉ. Je pense que les cours d’Éva réservaient une place dominante à ces deux notions, et que les exercices qu’elle proposa à ses étudiants les unissaient étroitement. D’où le succès de son enseignement qui était avant tout une pédagogie de la liberté et de l’ouverture au monde sensible.

LA DEUXIÈME IMAGE

Je voudrais maintenant vous parler d’une autre image. Je vous invite à faire dans l’espace et le temps un saut d’une soixantaine d’années. Suivez-moi, si vous le voulez, dans une maison de Picardie à la création de laquelle Éva a consacré des années d’efforts. Cette maison, elle « l’habite » encore près de dix ans après sa mort. Son histoire mouvementée mériterait de longs développements, mais je souhaite arriver directement à ce souvenir dont j’ai gardé une image mentale aussi nette que la photo de la petite fille.
Nous sommes dans les années 1990. J’ai installé dans le grenier de Verderonne un bureau que j’utilise cinq mois par an. Éva y a son propre espace de travail, séparé du mien par une porte vitrée. Depuis ma table, j’observe parfois le rituel immuable de ses arrivées. Elle amène avec elle ses notes, quelques photos, un bloc-notes et un ou deux livres de référence. Elle ferme la porte, fait le vide devant elle et après une petite minute de réflexion commence à noircir du papier à un rythme soutenu, sans « repentir » ni hésitation. Sa pensée se déploie avec une extrême clarté, sans effort apparent. Au bout d’une heure, elle s’arrête, descend à la cuisine ou au jardin, pour se détendre ou vaquer à quelque tâche ménagère, avec la même calme détermination. Elle a l’art de compartimenter son temps, ce qui lui permit de s’occuper de son père alité, hébergé chez nous depuis 1954, tout en travaillant chaque jour à la galerie Maywald, où elle organisa quelques mémorables expositions.
Je ne connaissais pas à cette époque la photo de la petite fille, mais l’analogie me sauta immédiatement aux yeux à 80 ans de distance, tant les « méthodes » se ressemblaient.
Entre-temps, il y eut, l’espace d’une vie, la découverte d’un mentor, l’exil, l’apprentissage d’une nouvelle langue, l’adoption d’un autre pays qu’elle aimerait pour tant de raisons : son art de vivre, sa nonchalance, son humour souvent tordu qui la faisait rire aux éclats, ses merveilleuses montagnes et bien d’autres choses.
Éva savait s’adapter aux circonstances les plus diverses, comme guidée par un fil d’Ariane tissé dès l’enfance. Elle avait aussi une remarquable facilité de contact, une curiosité perpétuellement en éveil, une tendance naturelle à faire confiance à autrui. Cette ouverture à l’autre ne fut, à ma connaissance, jamais déçue, car elle était immédiatement ressentie par ses interlocuteurs. Parmi des dizaines d’exemples dont je puis témoigner, je citerai son dialogue intuitif avec ce vieux menuisier de Picardie, chargé de construire une table et un buffet pour notre maison de campagne. Cet homme n’avait travaillé jusqu’alors que dans ce style traditionnel et simili rustique qu’affectionnent, hélas, tant nos compatriotes. Il comprit parfaitement ce qu’elle voulait et trouva les matériaux, les formes et les proportions qui s’intégraient au mieux cet environnement hypermoderne. J’ai un souvenir ému de cet artisan proche de la retraite, de sa fierté d’avoir créé, sous l’inspiration d’Éva, quelque chose de radicalement nouveau. Je suppose que quantité d’élèves d’Éva ont ressenti le même bonheur.
TRANSMETTRE fut en effet la grande aventure de sa vie, commencée dans son Japon natal, concrétisée dès l’âge de 18 ans, et reprise après une très longue parenthèse. N’exprimant jamais la moindre nostalgie pour ce pays, qui l’avait profondément marquée, elle en garda le meilleur sans chercher à y retrouver ses racines. Comme toutes les bonnes grimpeuses, elle préférait toujours aller de l’avant. Elle le fit également après avoir du rompre avec l’Allemagne, et n’en fut que plus heureuse de renouer avec la langue de ce pays, puis de se voir proposer à Nuremberg un travail pédagogique régulier, complémentaire de celui de la Sorbonne. La bienveillance extrême des nombreux amis qu’elle se fit dans votre ville lui permit de s’y sentir pleinement à l’aise. Chaque séjour à Nuremberg fut ainsi l’occasion d’une belle aventure humaine, riche de sens et d’émotions. J’aimerais aujourd’hui vous dire combien tout cela compta pour elle et, indirectement, pour moi. Je suis profondément heureux que ce travail connaisse, grâce à Mesdames Sabine Richter et Susanna Liebmann-Wurmer, un prolongement tangible et vivant, et me réjouis que ce symposium ne soit pas simplement une célébration mémorielle ; qu’il soit un nouveau jalon dans un TRAVAIL collectif, désormais INCARNÉ comme nulle part ailleurs.

 

Olivier Eyquem

   

Cet article a été publié dans Uncategorized. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire