UNE ANNÉE AVEC MON PÈRE, de Geneviève Brisac

Ce récit autobiographique, clairement né dans l’urgence, a le rythme heurté de nos vies lorsqu’elles se confrontent au silence définitif d’un proche qui soudain nous échappe, abandonnant à l’improviste un inextricable fouillis de souvenirs et de secrets. On le reçoit comme une épreuve que l’auteur se serait imposée du fond de sa douleur, au mépris de toute pudeur, pour dire en premier lieu sa stupeur, sa révolte face au traitement institutionnel de la maladie et de la mort, avant que d’entreprendre un long monologue intérieur censé la rapprocher de son père. C’est cette quête sinueuse, balançant entre présent et passé, silences et révélations, qui constitue l’essentiel du propos de Geneviève Brisac dans « Une année avec mon père ». Un livre où chacun retrouvera une part de sa propre histoire.

Cela commence, comme tant de fois, par l’annonce d’un accident de la route. Le père est blessé, la mère, corps fragile en sursis, décède sur le coup, comme pulvérisée par l’impact. Une voix impersonnelle au téléphone enclenche le processus familier : départ précipité pour l’hôpital, attente docile, hébétée, aux urgences, formalités, documents à produire (il en manque toujours un), froideur tatillonne de l’administration aggravée par le mépris du « grand patron », dérisoire roitelet drapé dans sa dignité.

Le deuil de la mère s’achève avant même d’avoir commencé. Divers indices suggèrent qu’il ne pourrait s’accomplir, même dans des circonstances moins précipitées, tant restent forts les interdits et les barrières entre mère et fille. De retour à l’appartement, Geneviève Brisac est oppressée par l’odeur de tabac froid laissée par la disparue. Un vertige la prend au seuil de la chambre maternelle ; elle se sent incapable d’y pénétrer, et décrète qu’il faut la laisser à ses secrets. Les lecteurs, sensibles à la discrétion de l’auteur, renonceront à démêler ce qui relève ici de la phobie et du respect des morts. Certains se souviendront d’avoir eu l’attitude diamétralement opposée, et de s’être rapidement emparés d’un espace laissé vacant pour le remodeler, l’habiter, le faire exister autrement que comme un sanctuaire.

Le père, âgé de 87 ans, se remet de ses blessures contre toute attente. Ayant gardé toute sa fierté, il oppose aussitôt une barrière infranchissable à ceux qui voudraient s’apitoyer sur son sort, et déclare vouloir rentrer chez lui, sans rien changer à ses arrangements antérieurs : le passage occasionnel d’une aide ménagère teigneuse lui suffira. Un nouveau cauchemar commence alors pour sa fille, encore marquée par les souvenirs du récent infarctus paternel (le SOS avait échoué sur un portable ÉTEINT) et par les réminiscences, bien plus anciennes, des chutes répétées la grand-mère, qui maintinrent la petite Geneviève en état d’alerte permanent durant son enfance. Le corps n’oublie jamais de tels sons ni les vains appels à l’aide qui les accompagnent.

Entre le père et la fille s’engagent dès le retour des tractations souterraines complexes. Soucieuse de ne pas heurter le vieil homme en jouant à la garde-malade, Brisac s’applique à lui rendre des visites « fortuites » qui ne trompent guère. L’essentiel continue cependant de lui échapper : Geneviève avoue ne rien savoir sa vie privée, « de ses pensées, de ses désirs, de ses principes et de ses peurs », quasi rien non plus de sa double vie, aussi opaque que du vivant de la mère.

Il y a, entre ces deux êtres, autant de réticences et d’embarras que de connivence, d’histoires codées que de prudents silences. Ce texte qu’on lit « à livre ouvert » est aussi le récit de multiples fermetures et mystères insolubles : mutisme paternel, chambre inviolée de la mère, qui renvoie étrangement à l’antre de l’écrivain George Haldas, encombré de gigantesques amoncellements de journaux et de livres montant jusqu’au plafond (« Il s’est enterré vivant dans du papier. »)

Même impression de fermeture, blessante et encore plus incompréhensible, du côté de Michel Butor, le meilleur ami de sa mère, qui n’aura pas un mot pour elle, justifiant a posteriori le peu d’estime qu’elle avait pour les écrivains – « ces monstres d’indifférence ».

Mais le silence se fait encore plus pesant et aliénant au sein de la famille de l’écrivain – liée aux banquiers Lazard -, où l’on ne parle pas de crainte de gaffer, où l’on rejette ses origines, son passé pour éviter de transmettre fautes et douleurs, pour se rendre « libre », avec pour conséquences l’ignorance, l’absence de dialogue, l’entière mais abstraite dévotion à l’avenir, aux autres, au progrès, au bien commun (page 141). Le cœur du livre se trouve peut-être là, dans cette page admirable, extraordinairement dense où se dévoile du même coup la logique profonde d’une vie déracinée, arrivée au stade où l’on ne peut plus poser aux siens les questions qui comptent le plus.

Olivier Eyquem

 

« Une année avec mon père », de Geneviève Brisac, Éditions de l’Olivier, 2010

 

 

 

 

 

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