Petite au cœur de Paris

Le premier bruit du matin, un grand fracas métallique dans la rue déserte, c’était le choc des poubelles, vidées sans ménagement par les boueux dans leur camion. Bientôt on dirait les “éboueurs”, mais au cœur du siècle dernier, on imaginait aisément ces hommes encagoulés et aussi noircis que des bougnats, en train de remuer la boue, la vraie, sans les sacs-poubelles d’aujourd’hui, secouant dans un nuage nauséabond ces grands seaux en ferraille et pas encore en plastique.

Je continuais de dormir, jusqu’à ce qu’un autre vacarme familier et strident se glissât dans mes rêves : le grincement aigu et continu d’une scie. Dans l’immeuble d’en face, l’activité d’une grande scierie réveillait les derniers dormeurs de la rue.

J’ouvrais les yeux sur la première lumière du jour, un assortiment de rayures dessinées sur les murs et l’armoire à glace par les interstices des volets. C’était ces mêmes bariolages bayadère qui me berçaient le soir avant de m’endormir.

Ma première sensation : une fraîcheur enveloppante qui me retenait dans mon petit lit. Le premier était en bois rose et formait une boîte rassurante contre le monde qui chaque jour me happait.

Maman arrivait, elle penchait sur moi son beau visage aux trois expressions familières : l’ironie, la lassitude et l’impatience.

Elle me passait mes vêtements, “habille-toi vite”, mais il faisait si froid dans la chambre que je les enfilais sans sortir les jambes de mes draps. Les mains encore au chaud sous les draps, je faisais glisser mes chaussettes sur mes pieds avant de les extraire et de les poser dans mes pantoufles. Maman m’embrassait sur la joue et repartait dans la cuisine.

La première odeur du jour, ma préférée, était celle de la fourrure.

Elle régnait dans tout l’appartement. Légère dans les pièces les plus éloignées comme la cuisine, la chambre des parents ou celle de ma sœur aînée,  elle devenait plus présente dans le couloir en L qui menait à l’atelier. J’y courais, mes savates faisant crisser le linoleum. Dès qu’on ouvrait la porte de l’atelier, l’odeur envahissait le nez, les cheveux, le corps entier. Même quand la pièce n’avait pas été chauffée, au petit matin, je me sentais enveloppée, emportée dans des bras rassurants, les bras de la maison. C’était dans l’atelier que je me sentais le mieux. Une pièce qui me paraissait grande, tout encombrée de tables, de planches à clous pour les peaux, de manteaux en fabrication. Presque toujours, j’y trouvais Papa en train de remplir le poêle de charbon et de déchets de fourrure balayés sur le sol. Il les nommait des boukloukias.

« Bonjour Trésor Joli », disait-il, et avec le premier baiser du jour, ma joue s’imprégnait du doux parfum de son savon à barbe.

Alors seulement, je me décidais à gagner la cuisine où Maman grelottait en préparant le petit déjeuner. Je traversais le couloir sombre, aussi froid que le reste de l’appartement. Depuis le temps, on s’était habitué, et plus personne, dans la famille, ne faisait de commentaires sur cette ambiance glaciale  qui ne disparaissait qu’aux beaux jours. A peine frissonnait-on en resserrant son gilet sur la poitrine.

La seconde odeur du jour était celle du café et du lait bouilli.

La cuisine donnait sur une cour; la fenêtre n’était séparée que d’un ou deux  mètres de l’immeuble d’en face, si bien qu’on apercevait nettement, à travers celle des voisins, leur lit à deux places, sur lequel trônait une poupée de fête foraine, sa robe à fanfreluches déployée autour d’elle, source perpétuelle d’admiration et d’envie.

Une fois vérifiée la présence de la poupée, je m’asseyais à un bout de la table, et Maman me versait du lait dans un bol avec un peu de Banania ou une goutte de café. Je grignotais une ou deux tartines de baguette beurrées, très légèrement car tout corps gras me donnait la nausée. J’étais ce genre de petite fille qui a rarement faim, qui chipote, qui a  toujours mal au ventre, qui vomit facilement, qui dort mal, qui se renfrogne à la moindre remarque, qui hurle pour appeler sa mère la nuit, quand toute seule, saisie d’une angoisse inexplicable, elle croit que des poux sont sur le point de la dévorer ou que sa poitrine va éclater.

De temps en temps, je croisais ma grande sœur, mais nous n’étions pas proches. Sept ans nous séparaient, elle allait déjà au lycée, quand je glapissais encore de terreur à l’école communale.

L’odeur de la fourrure est sans doute celle qui m’est la plus familière et voilà pourtant des décennies que je ne l’ai plus sentie. J’ai beau me promener parfois par hasard au rayon fourrure d’un grand magasin, ils ne sentent évidemment rien, ces manteaux et ces vestes, et même si j’en caresse au passage la jolie fourrure, elle n’éveille plus rien en moi. Si j’allais dans un atelier, je retrouverais quelque chose peut-être, mais pourquoi le ferais-je?

Papa est mort en 1984. Il a passé ses quatre dernières années dans un fauteuil roulant, devant sa télé, dans sa chambre qui avait été son dernier atelier. Il regardait « Gueule d’Amour »  aux côtés de maman lorsqu’il est tombé d’un coup. Sept ans plus tard, maman s’est envolée aussi, et depuis, je n’ai plus jamais été la même.

Hélène Merrick

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