C’est un nouveau récit d’apprentissage que nous livre ici Anne Wiazemsky. L’histoire d’une mutation, chevillée à une réflexion adulte sur les rapports de pouvoir et de séduction mutuelle que la réalisation d’un film fait surgir entre un metteur en scène et son actrice.
Avant de présenter Anne à Robert Bresson, son amie Florence Delay (la Jeanne du « Procès de Jeanne d’Arc ») lui a fait une confidence qui a tout l’air d’un encouragement, voire d’une prescription : « Il va t’aimer, tu seras heureuse. » N’est-il pas étrange de décrire ainsi un « simple » tournage à la virginale débutante de dix-sept qu’est Anne Wiazemsky? Mais rien ne sera simple en l’occurrence, et l’aventure (artistique, amoureuse ?) d’AU HASARD BALTHAZAR sous la houlette de Bresson s’annonce d’emblée exaltante et mouvementée. R. B. accroît le trouble d’Anne en adoptant tout de suite le ton d’un soupirant jaloux, alors même qu’il ne semble pas fixé sur le choix de son héroïne. Une première lecture à deux voix rassure la jeune fille sur son potentiel : « Nos respirations s’étaient vite accordées », dit-elle avec une feinte innocence, comme s’il ne s’agissait que d’exercices. Comblé par ce premier rendez-vous, Bresson lui remet le scénario de BATHAZAR (quel meilleur signe de confiance espérer à ce stade ?), et lui demande de revenir sans Florence, trop au fait de ses procédés.
Vient alors le premier essai caméra, épreuve intimidante qui vit trébucher des milliers de comédiens. Anne se place sans effort dans la lumière de Ghislan Cloquet, nounours attendri qui la protègera tout au long du film. Il lui suffit alors de suivre la voix de Robert Bresson, cette voix blanche qu’il exige d’elle : « Je devais m’en remettre à lui, accepter de m’abandonner ».
C’est alors que se dresse un obstacle imprévu. R. B. doit obtenir l’aval de François Mauriac, tuteur d’Anna, pour l’engager ; or, Claude, fils de l’écrivain, choisi pour transmettre le script, a réservé au cinéaste un accueil qu’il juge glacial. S’ensuit un stupéfiant coup de fil où un Bresson bouleversé, au comble de l’angoisse, déclare Anne « indispensable » à son projet. On imagine l’impact de cette « déclaration » dont on hésite à démêler la part de calcul et de manipulation. La « crise » se dénoue lorsque Mauriac donne de bon cœur sa bénédiction à Anne, comme il le fera un peu plus tard de l’entrée en scène de Godard. (Cf. « Une année studieuse »)
Florence, l’entremetteuse, se retire du jeu, non sans avoir distillé un puissant philtre d’amour : « Tu devras toujours lui obéir, apprendre la docilité, le don de soi. » C’est à peu de choses près ce qu’O s’entend dire au début de son Histoire ; Bresson en Sir Stephen ? On le croirait volontiers tant il met d’empressement à enfermer Anne en son domaine, à l’éloigner de ses amis (« Ne me parlez plus de ces gens qui me semblent bien ordinaires »). Ravie de passer entre les mains du grand coiffeur Alexandre, la débutante s’amuse comme une petite fille d’essayer, sous le regard effaré des vendeuses de la Samaritaine, les tenues rustiques et malséantes qu’impose son rôle. C’est que tout la surprend et lui plait dans cette aventure : « Je l’écoutais, disponible, séduite. » L’est-elle encore lorsqu’il lui prend la main durant une projection, la caresse, effleure sa joue, la sépare du reste de l’équipe, la fait coucher dans la chambre voisine, énonce sur le ton de l’évidence « Pendant le tournage, je vous veux tous les jours avec moi. » Les soirs aussi, dirait-on, puisqu’il l’escorte rituellement à travers le parc, profitant de la tombée de la nuit pour tenter de lui arracher un baiser, qu’elle lui refuse sans se laisser fléchir par ses plaintes (« Soyez gentille avec moi ». Ces timides assauts la mettent mal à l’aise, peur, honte, attirance se mêlant à un désir qu’elle ne sait identifier. Craignait de perdre pied, elle décide d’allumer un contre-feu : un amant, voilà ce qu’il lui faut pour résister aux avances de l’homme Bresson tout en se soumettant aux moindres demandes du metteur en scène. C’est ainsi qu’en toute discrétion, elle vit, à Paris, sa première nuit d’amour qui l’arrache un temps à l’inquiétante emprise du barbon (« Je comprenais qu’il avait perdu le pouvoir de me troubler ») et lui permet de le repousser avec assez de fermeté : c’est lui qui baissera les yeux…
Anne Wiazemsky relate avec une fraîcheur irrésistible cette riposte qui lui fait marquer une victoire, à défaut de gagner la « guerre » que continue d’être le tournage. R. B. dispose, en effet, d’atouts bien plus persuasifs que ceux de la novice, pieds et poings liée à celui qui aura toujours le dernier mot, fût-ce par des ruses éhontées. Les déclarations les plus tendres (« Votre peau est si douce », les soupirs (« Vous êtes méchante ! ») alternent avec des brimades dont elle perçoit sans mal le sens. Sur le plateau, R. B. loue son travail pour mieux rabaisser certains de ses partenaires (dont Pierre Klosswoski), taxés d’incompétence. Le viol, une des scènes des plus astreignantes, devient une épreuve de force. Après avoir tout donné dès la première prise, Anne est obligée d’en faire sept, jusqu’à ce que Cloquet expose et accuse Bresson de sadisme. Le réalisateur, haï d’une bonne partie de l’équipe, n’est pas au bout de peine, car l’Âne Balthazar n’en fait qu’à sa tête (« Il n’écoute jamais ce que je lui dis », geint R. B., insensible au grotesque du propos.) Une scène de gifle dévoile un sous-texte plus obscur. Bresson a, bien sûr, demandé que la claque administrée par « François » – un des « mauvais garçons » de l’histoire – soit feinte. Celle qu’Anne reçoit, la laisse groggy. Bresson se désole, patelin : « Ce n’est pas bien, François, pas bien du tout », mais quelques instants plus tard, Anne et Cloquet le surprennent en train de féliciter discrètement le « maladroit »…
Pourtant, comment résister à la gentillesse de l’équipe, à la magie sans pareilles des tournages de nuit, au charme de Bresson, à la sincérité de ses déclarations, à la ferveur de ses caresses, désamorcées par l’intime et discrète métamorphose de la jeune fille. Des années plus tard, la femme adulte pourra ainsi écrire : « Je savais que personne ne m’avait jamais regardée avec autant d’amour ». En fin de tournage, Bresson obtiendra d’elle qu’elle reste à ses côtés, cette fois sans malice, ni ruse, ni chantage.
ELLE : « J’ai été si heureuse auprès de vous .»
LUI : « Moi aussi, votre jeunesse m’a rendu jeune. »
Olivier Eyquem