Olivier Eyquem : Hommage à un ami érudit
« C’est une bibliothèque intelligente« , me dit le vendeur. Un simple coup d’œil, mais doué de l’acuité du pro, lui avait suffi à émettre ce jugement incontestable.
La bibliothèque en question était celle de Jean-Claude Glasser, récemment disparu sans avoir pris la moindre disposition quand à la destination finale de ses milliers d’ouvrages. J’avais pris immédiatement contact avec sa famille pour éviter la dispersion du fonds Bandes dessinées. Avec l’accord de sa sœur, Annie, et de son beau-frère, Robert, je fis déposer au Musée de la BD d’Angoulême les 32 cartons où j’avais déposé, après inventaire, les trésors accumulés par J. C. au fil d’une trentaine d’années. Cette simple et banale manutention confirma amplement le diagnostic du revendeur. L’ensemble était d’une cohérence remarquable, bien que rayonnant à travers des époques et des champs narratifs et stylistiques très divers, de l’ère classique au punk, avec toutefois une préférence marquée pour le « family strip », genre qu’il vénérait depuis toujours et auquel il avait consacré des textes définitifs, d’une vertigineuse érudition et d’une clarté exemplaire.
La mise en cartons, effectuée dans le studio encore récemment habité par J. C., aurait pu prendre une tournure fastidieuse, et même légèrement morbide, si chaque livre, chaque revue que je prenais en main, ne m’était apparu porteur de vie, maillon d’une chaîne de savoirs, reflet de curiosités multiformes et indissociables. Et je savais que cette chaîne ne se briserait pas puisque ces centaines de titres trouveraient bientôt leur point de chute idéal au cœur du royaume de la BD. Rien ne serait perdu, sinon la parole à jamais silencieuse de mon vieux camarade, mais elle s’était faite tellement rare et discrète que seuls quelques intimes, se tendant un instant la main par mails et appels téléphoniques interposés, s’en apercevraient.
La BD, aussi conséquente fût-elle ne représentait cependant qu’un petit quart de la bibliothèque qui envahissait toute la surface de son studio du 15ème arrondissement, sans parler de la cave, où une bonne partie avait malheureusement commencé de moisir. Il y avait là – trop nombreux pour être cités – des romans noirs, des auteurs américains marginaux, des ouvrages historiques, politiques ou sociologiques parfois fort pointus, dont J. C. extrayait sans hésitation tout passage utile à son travail, des centaines d’exemplaires du Monde diplomatique, des cassettes d’émissions radiophoniques, de nombreuses études féministes, etc. Après avoir fini mon travail d’inventaire et d’empaquetage, je laissai opérer trois vautours qui en un après-midi se chargèrent de vider les rayonnages, tout en se répandant en commentaires vulgaires sur le peu d’intérêt de leurs rapines. Spectacle passablement écœurant, qui vous fait comprendre qu’une bibliothèque survit rarement à son possesseur et finit, elle aussi, bien souvent au fond d’un trou noir. Mais ceci est une autre histoire…
Ci-dessous le texte d’hommage que j’avais rédigé en 2005 à l’intention de la famille de Jean-Claude Glasser, et notamment de ses nièces, ainsi que qu’au nom de trois de ses plus proches amis :
EN SOUVENIR DE JEAN-CLAUDE
N’ayant qu’un goût modéré pour la rétrospection, je ne me serais pas risqué à égrener ces quelques souvenirs sans la pression amicale d’Annie Garrone, et si je n’avais décelé dans la famille de Jean-Claude une demande – peut-être le désir d’un autre éclairage sur celui qui nous a été si soudainement enlevé.
Ce n’est cependant sans scrupule que j’entreprends ce petit retour en arrière, sachant que je ne ferai que gratter la surface, et qu’il manquera à ces notes toutes les précisions et nuances que notre ami y aurait apportées. En écrivant cela, je mesure que je ne pourrai plus jamais appeler J. C. pour lui demander : « Te souviens-tu de…? » ou « Mais à quand remonte… ? », questions auxquelles sa fabuleuse mémoire lui permettait de répondre instantanément et sans l’ombre d’une hésitation.
Pour commencer, je chercherai à dire ce qui nous a réunis, Liliane, Bruno, J. C. et moi, ainsi qu’une petite poignée de jeunes étudiants désireux d’adhérer au PSU à l’automne 1961. C’est dans un hall de la Sorbonne que cette première rencontre se déroula, en présence d’un cadre de ce petit parti bien oublié, qui ne doit sa gloire toute relative qu’à la présence en son sein de Michel Rocard.
Je pense que le ferment premier de notre association fut une détestation commune pour le régime en place et la figure usée d’un Général que nous ne nous attendions certainement pas à voir un jour mythifié et sacralisé par la quasi-totalité de classe politique.
Quelques années avant cela, la guerre d’Algérie et son cortège de tortures avaient réveillé une infime fraction de la jeunesse lycéenne (alors totalement dépolitisée). Cela avait laissé en nous des traces profondes : à 15-16 ans, nous avions ressenti la fracture en deux de la France, avec, d’un côté les tenants plus ou moins mous de la « manière forte » et, de l’autre, une petite frange de protestataires mus par une exigence morale basique, instinctive et viscérale. Nous n’avions pas la prétention d’être plus lucides ou mieux informés, plus efficaces ou plus agissants. Il n’y avait chez nous pas le moindre soupçon d’élitisme, et encore moins le désir de se faire connaître ou de se préparer une quelconque carrière politique. Notre conduite était de l’ordre du réflexe. Nous n’étions pas des doctrinaires, nous n’avions aucune culture ou formation « politique », au sens strict.
Mais bien d’autres motivations entraient en jeu. Je rappellerai seulement que ce début des années soixante ressemblait furieusement… à la fin des sinistres années cinquante, bien plus qu’à ce qu’on nommerait les Sixties, en ne retenant d’elles que les Beatles, le yé-yé, le rock à la française, les soulèvements pionniers des étudiants américains contre la guerre du Vietnam et, finalement, mai 68.
C’est donc aussi pour dissiper cette grisaille, cette léthargie française, et parce qu’il nous fallait des perspectives d’avenir, que nous nous sommes retrouvés.
J’ai dit que nous n’avions aucune formation politique, mais il en était un qui se distinguait au sein de ce lot d’innocents : J. C., bien sûr, qui arrivait déjà avec un solide bagage théorique, une connaissance étendue du paysage politique du 20ème siècle, des grands partis aux plus obscurs groupuscules. Personne n’aurait pu dire d’où il tirait ce savoir – une facette parmi d’autres de son infatigable curiosité et de sa culture encyclopédique. Chez tout autre que J. C., cela aurait légitimé la tentation du leadership, le désir d’en imposer ; chez lui, cette supériorité manifeste se traduisait par une vague commisération, des sourires discrets, comme pour signifier un renoncement définitif à corriger nos erreurs et nos naïvetés. Au-delà du « noyau dur » qui se constitua très vite autour de J. C., cette attitude fut à l’origine de bien des malentendus.
La plupart des gens eurent en effet du mal à comprendre que quelqu’un qui possède cette culture – je ne parle plus simplement de politique – ne cherche pas à l’exprimer à travers les voies institutionnelles, ne se soucie pas de laisser sa marque dans la société, par quelque biais que ce soit.
Nous, le « noyau dur », l’excusions – plus ou moins selon les jours -, sachant que c’était surtout un problème de timidité native, et espérions simplement que celle-ci finirait par se dissiper. En attendant cet heureux mais très improbable dénouement, nous veillions à le ménager en adoptant, selon nos personnalités un ton badin (Bruno, maître insurpassable dans ce registre), maternel/sororal (Liliane), etc. Cela marchait… ou presque, car il fallait, en réalité, mériter chaque jour la confiance et l’estime de notre copain et, bien souvent, le « remonter » vigoureusement comme on le faisait, à la manivelle, avec les premières voitures. Alain (frère aîné de Bruno, avec qui J. C. eut sans doute le maximum de complicité avant une brouille absurde) pourrait en témoigner et nous dire aussi qu’une fois le « moteur » lancé, J. C. devenait le plus communicatif, le plus passionné et le plus chaleureux des interlocuteurs.
Si je retiens surtout les aspects positifs de cette attitude de retrait systématique, ce n’est pas par désir d’enjolivement, ni parce que toute disparition provoque une pluie d’éloges d’une ampleur et d’une intensité inespérées du défunt. Non, je pense que J. C. a tiré profit, à sa façon, de ce retrait, quoi qu’il lui en ait coûté sur le plan pratique et relationnel.
Pourquoi? Parce que cette attitude s’accordait avec son goût profond pour ce qui échappe, ou s’efforce d’échapper, aux normes de la culture « noble » : en premier lieu la BD dont il deviendrait l’un des meilleurs exégètes, le cinéma américain, la Série Noire, et une certaine chanteuse à laquelle il chercha jusqu’au bout à nous convertir.
La plupart de ces domaines étaient alors en friches. L’enseignement du cinéma était confiné à une seule école, Hollywood était largement méprisé des étudiants, les ciné-clubs ne diffusaient que les classiques, les « illustrés » dormaient dans les greniers et n’avaient aucune valeur marchande ou culturelle. Cela rendait l’exploration de ces marges encore plus exaltante, puisque l’on pouvait s’y promener en toute liberté, sans avoir à se justifier, à condition d’accepter de passer pour d’aimables excentriques ou trublions. (Ce qui ne déplaisait pas à notre ami, fervent admirateur des très « destroy » Laurel et Hardy et des merveilleuses et fort inutiles inventions de Rube Goldberg.)
Ce fut une grande époque de découvertes. J. C. et notre groupe (qu’avait rejoint France, une amie de Liliane) fréquentaient assidûment la cinémathèque, le cinéma Mac Mahon, le ciné-club Cinequanon que deux amis et moi programmions. On y côtoyait des accros de la pellicule et toute l’élite de la cinéphilie. Nous étions moins affamés, moins compétitifs du fait que l’amitié, le plaisir d’être ensemble et de partager les mêmes émotions artistiques étaient l’arrière-plan constant de nos descentes en apnée dans les salles obscures.
C’est sur ce mode que nous avons longtemps fonctionné. Le temps nous a ensuite plus ou moins dispersés, puis l’entrée dans la vie professionnelle, mais le « tissu conjonctif » a pu se récréer, de personne à personne, au gré des circonstances et au-delà des ellipses, et finalement, ce ton si particulier de nos échanges a survécu tant bien que mal à plusieurs décennies.
Je n’entrerai pas dans le détail de nos itinéraires – assez rectilignes et prévisibles, somme toute. Je dirai seulement que certaines des rencontres orchestrées entre J. C. et, notamment Marion Vidal, Marjorie Alessandrini ou l’éditeur Étienne Robial, lui ont permis de s’imposer enfin comme le brillant historien et analyste du genre qu’il était déjà dans sa modeste chambre d’étudiant de la rue des Écoles. Mieux encore, c’est là qu’il a pu faire parler à la fois sa passion et son érudition et amener par la richesse de ses textes nombre de gens à comprendre les ressorts esthétiques, narratifs et sociaux d’un art ignoré.
Avoir pu faire cela, fût-ce sur le tard, aura été, je pense, l’une de ses plus grandes satisfactions. J. C. n’en a tiré, comme l’on pouvait s’y attendre, aucun bénéfice matériel ou social, et est resté le personnage incurablement modeste, persifleur et désenchanté que nous avions eu le privilège de découvrir à vingt ans.
Bonjour
Je découvre aujourd’hui ce texte qui rappelle la mémoire de Jean-Claude Glasser, un type formidable, que je pense avoir assez bien connu, avec son rayonnement intellectuel, sa pudeur et sa modestie, et la fraîcheur qu’il avait su garder, sa passion pour Debbie Harry(dont il avait donné le nom à une chatte vagabonde infidèle). Je me souviens que lorsqu’il venait me voir rue Quincampoix il adorait faire résonner le timbre de ma sonnette qui imitait des chants d’oiseaux!
Merci d’avoir si bien su parler de lui, raconter son histoire.
Marjorie Alessandrini