« Mur d’Air » à la Hitchcock

« Murder » est le premier mot d’anglais que j’ai appris ; le premier dont j’ai tout de suite voulu connaître le sens. Ce simple mot de 6 lettres, aussi beau par sa sonorité que par sa graphie, m’a fait tomber amoureux de la langue de Shakespeare. Il m’a fait aimer Hitchcock avant d’avoir vu un seul de ses films et, du même coup, m’a orienté vers le meilleur du cinéma américain via le plus efficient des initiateurs.

Comment s’éprend-on d’une langue étrangère (alors bien moins répandue qu’aujourd’hui) ? Logiquement, ma seconde langue aurait dû être l’allemand. Je le parlais assez bien au temps où mon grand-père maternel (« Pilot » pour les intimes) vivait sous notre toit, car je l’entendais plusieurs heures par jour et en étais tout imprégné. Mais l’anglais a rapidement supplanté chez moi la langue de Goethe, alors que je ne l’entendais pratiquement jamais parler autour de moi.

Lors d’un bref séjour à Paris, ma grand-mère maternelle, naturalisée Américaine, que j’ai très peu connue, m’avait bien parlé d’un certain Hopalong Cassidy, mais ce héros au physique bovin n’avait rien éveillé en moi qui puisse m’inciter à aimer la culture d’outre-Atlantique – celle des grands films hollywoodiens, des polars de Chandler, Hammett, Charles Williams, etc.

Non, il me fallait un autre Sésame. Ce fut, par le plus grand des hasards, ce « murder », si intriguant que je fonçai à la cuisine pour en demander le sens à ma mère, comme s’il n’y avait rien de plus urgent au monde. En bon Français, je prononçai bien sûr cela « mur d’air ». Elle rectifia : « Murder » – « Oui, et ça veut dire ? » – « Meurtre ». Je regagnai ma chambre pour pouvoir rêver à loisir sur ce mot, si suave, si musical. En français, « meurtre » possède une sonorité âpre et dure, avec ses deux « r » Il est tout juste digne de figurer dans un rapport de police. En allemand, « Mord » claque comme un coup de fouet. C’est trop sec, trop court pour donner à rêver. C’est digne d’un titre de « Krimi » ou d’un épisode de « Derrick ». Alors que « murder » s’étire voluptueusement, roule en bouche, se savoure en deux temps, comme un grand cru.

Le premier film parlant d’Hitchcock s’intitulait MURDER. Vingt-deux ans plus tard, le mot MURDER donne toute sa résonance au titre DIAL M FOR MURDER, un des films les plus connus du Maître, où Grace Kelly subit une strangulation parmi les plus perverses de l’histoire du cinéma. En 1959, Preminger signa avec ANATOMY OF A MURDER un film universellement admiré, d’une perfection rare.

Ce jour-là, j’appris donc qu’il existait un mot anglais que l’on prononçait « meurs d’heur » (meurs de bonheur ?), et qu’un certain Alfred Hitchcock, dont je ne connaissais encore quasiment rien, en avait fait un film. Le germe de la cinéphilie était entré subrepticement en moi, en même temps que se déclenchait ce coup de foudre pour la langue anglaise. Mais que se serait-il passé si ma chère mère n’avait pas été dans la cuisine à cet instant précis ? Si elle n’avait pas eu le temps de répondre ? Si elle avait ri de mon lamentable accent ? Si elle m’avait fait comprendre que des années d’efforts sont nécessaires pour apprendre une langue ? Mais elle était , au bon moment, et elle avait eu, d’instinct, la bonne attitude.

C’était peu de chose, en vérité, mais cela suffit parfois à ouvrir une porte…

Olivier Eyquem

(Paru originellement sur le site Reflets du Temps)

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