LE JOUR OÙ GARY COOPER EST MORT, de Michel Boujut

Heureux ceux qui peuvent, à vingt ans, traduire en actes leur morale et rallumer le flambeau d’anciennes révoltes. Chez eux, la mémoire saute parfois mystérieusement une ou deux générations, inspirant d’une guerre à l’autre les mêmes courageux et salutaires rejets.

En 1914, le sergent Maurice Boujut tomba au front trois semaines après sa mobilisation, ayant tout juste pris la mesure des mensonges dont la Patrie l’avait abreuvé. En 1961, son petit-fils, Michel, sut ce qui l’attendait dans le djebel et fit le choix difficile de déserter.

« Qu’est-ce qu’un déserteur », se demande aujourd’hui Boujut. « Un soldat perdu? Non, un civil retrouvé », et assurément mieux armé que son aïeul pour déjouer la sinistre rhétorique nationaliste. Durablement soutenu et habité par le souvenir d’une grand-mère, rendue à jamais veuve, Michel Boujut avait aussi l’avantage d’avoir lu ce que tout jeune de sa génération aurait dû lire : « La Question », bien sûr, qu’aucun de ses contemporains n’a pu oublier, mais aussi « La Permission » de Daniel Anselme, titre moins connu, soutenu en 1957 par Maurice Nadeau, et dans lequel il s’était pleinement retrouvé.

Ce double soutien, familial et intellectuel, aida Bujout à se désengluer d’une « époque de léthargie indigne et de honte rampante où toute tentative de briser le silence sur la réalité de la guerre en cours était assimilée (…)  à une entreprise de subversion communiste. »

Par l’entremise du poète surréaliste Gérard Legrand, Michel Boujut rejoint alors la « cohorte des fugitifs » dont la plus noble figure lui paraît déjà être le Bogart du film noir de Delmer Daves LES PASSAGERS DE LA NUIT, fugitif traqué, obligé de changer totalement d’apparence pour renaître à neuf sous nos yeux.

C’est à ce stade que, très logiquement, la cinéphilie fait son entrée dans la vie de Michel Boujut, sous sa forme la plus virulente, la plus pointue en même temps que la plus exigeante. Condamné à la clandestinité, le jeune déserteur se réfugie dans une petite chambre du 17ème arrondissement, où il va passer deux semaines avant de gagner Lausanne. Durant ces « quinze jours ailleurs », il hante de midi à minuit les salles obscures du Quartier Latin, où il risque le moins d’être embarqué par la police. Le cinéma devient son havre protecteur, il  trouve en son sein une autre clandestinité propice au rêve. De ces dizaines de films, absorbés en continu, Boujut dira plus tard, avec un lyrisme qu’on aimerait retrouver sous la plume, souvent bien sèche, des « professionnels de la profession » : « Ils m’ont accueilli, étreint, réconforté, délivré, oxygéné, emporté haut et loin, forgeant durablement mon imaginaire », et plus loin, « Ce sont les films eux-mêmes qui ont été mon refuge ».

Rien d’étonnant à ce que Boujut, cinéphile à vie, « scénarise » son récit, en ordonne le déroulement à la manière d’un film, y ménage des allers-retours temporels, des effets de miroir, dans la pleine conscience de « fabriquer du faux avec du vrai » (et le contraire). Cinéma et « réel », présent et passé finissent ainsi par se rejoindre dans ce court récit, par la grâce d’une écriture transparente, restituant avec autant de modestie que de véracité le climat d’une époque et la singularité d’un inflexible engagement.

Rivages, 2011, 7, 50 €

Olivier Eyquem

 

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Un commentaire pour LE JOUR OÙ GARY COOPER EST MORT, de Michel Boujut

  1. Merci pour cet article, j’avais vu effectivement que Michel Boujut, critique fin de cinéma, avait publié récemment un livre. Et l’allusion à Gérard Legrand est tout à fait touchante.

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