MORT D’UN MOUSQUETAIRE

Lorsque j’ai lu le cycle des Mousquetaires, j’ai eu, comme la plupart des jeunes lecteurs, un faible prononcé pour d’Artagnan, tant il était aisé de se projeter en lui. Face aux trois autres, « montés » à Paris avant lui, et dont les personnalités étaient déjà solidement définies, il représentait le jeune campagnard impulsif, mal dégrossi, porteur d’un bel avenir. Un personnage en devenir, comme on aime à les rencontrer à dix ou douze ans. Aramis me plaisait par son raffinement, Athos m’intriguait par son mystère, mais je le comprenais pas. Porthos était d’une pièce, tout entier dans son physique, et bien trop naïf pour m’intéresser. C’est l’amitié des autres, et son indéfectible attachement à eux, qui, à mes yeux, faisait sa valeur. Je n’ai jamais cherché à vérifier ces lointaines intuitions qui ne valent sans doute pas tripette.

Un dimanche après-midi, nous sommes partis faire un tour dans la vallée de Chevreuse. Assis à l’arrière de la vieille Citroën d’occasion qui lambine à 70 km/h, je ne prête pas la moindre attention au paysage car je suis plongé dans l’épisode du siège de Belle-Ile du Vicomte de Bragelonne (une vieille édition cartonnée, imprimée sur deux colonnes, dénichée chez un brocanteur du quartier). Dumas, c’est la vie même, son souffle épique vous entraîne à tel point que vous ne doutez pas un instant que ses personnages survivent aux plus rudes épreuves. Mais, soudain, je sens, à un changement d’écriture, qu’un événement d’une gravité sans précédent est en train de se produire sous mes yeux. Le rythme Dumasien s’est comme alourdi, on dirait un ralenti avant la lettre, les détails s’accumulent, formant une masse compacte, de plus en plus oppressante. L’auteur diffère de seconde en seconde l’inexorable et intolérable dénouement, ma gorge se serre, mes yeux se brouillent, je fais un terrible effort pour ne pas pleurer, je continue vaille que vaille, décidé à être  aussi courageux que le bon géant en train d’étouffer. Je sens sa présence, je vois Porthos assis à côté de moi sur ce siège, son agonie est ma douleur. Je n’ai encore aucune notion de la mort, et n’ai connu que de petites souffrances physiques sans conséquence. Pourquoi une si belle histoire doit-elle s’achever ainsi? Les fictions portent-elles en creux leur propre mort? Sont-elles vouées à s’éteindre pour laisser en nous la plus durable et profonde trace ?

Olivier Eyquem

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