Olivier Eyquem : Verderonne, sweet home
C’est une maison singulière, bien que toute simple, affichant ses options avec autant de rigueur que de modestie. On en trouverait difficilement une semblable dans l’Oise, et il me semble que la longue histoire de sa venue au monde vaut d’être racontée. Chaque maison résulte d’une somme complexe de rencontres, d’incertitudes, de frustrations, de divines surprises, de drames et de bonheurs plus ou moins durables. Celle-ci est une confluence d’histoires, de pans de vie disparates ; un condensé de mémoires traversant cinq décennies.
La première des « bonnes fées » qui présidèrent à sa naissance est apparue… dans l’escalier d’un vieil immeuble du 15ème arrondissement de Paris.
Nous avions alors parmi nos voisins le couple S., dont les deux rejetons étaient mes amis d’enfance. La mère, Huguette, joviale et expansive, était une bonne copine de la mienne, et il m’arrivait d’aller camper avec la tribu S. ou de passer un week-end dans leur vieille maison de campagne de Verderonne (Oise). Un jour, Huguette signale à ma mère qu’un terrain est à vendre dans ce village. Il se situe en bordure d’un simple chemin de terre occupé dans sa partie supérieure par un seul pavillon, de construction récente (heureuse époque!)
Nous sommes alors au début des années soixante, la terre ne vaut qu’une bouchée de pain (3 francs le mètre carré, si mes souvenirs sont bons). À ce prix-là, nous ferions même des économies sur les droits d’entrée d’un camping! Nous disposerions ainsi, à 60 kilomètres de Paris, d’un terrain où planter notre tente quelques week-ends par an. Marché conclu…
Pour l’heure, il n’est pas question de construire, compte tenu des ressources du ménage et du fait que l’appartement parisien est encore en location. On attend donc… On se rend plusieurs fois sur place le dimanche, on pique-nique, on inspecte les environs, et l’on repart. Aucun de nous trois ne semble décidé à sauter le pas… et cette indécision se prolonge encore plusieurs années. Pourquoi bâtir si près de Paris, alors que les locations de vacance sont si économiques, si faciles à trouver dans les villages de montagne où nous passons l’été? Et cela vaut-il le coup de trimballer tentes et attirail de cuisine pour une nuit de temps à autre? En outre, le terrain est à l’état sauvage, plein de trous et de bosses qui ne facilitent pas l’accès.
C’est alors qu’une deuxième « bonne fée » intervient….
Mon grand-père maternel, promptement rebaptisé « Pilot » par mes soins, vit chez nous depuis 1954. Extrait d’une geôle chinoise au terme de longues négociations, il a retrouvé sa fille chérie, Eva, perdue de vue depuis l’âge de 17 ans. Il ne lui offre pas seulement la possibilité de renouer avec sa propre histoire, sa langue d’origine – l’allemand -, sa culture, ses plus lointaines références, partiellement occultées par l’adoption d’un nouveau pays, d’une seconde langue et d’un nouveau style de vie. Mais Pilot fait encore mieux : il incite sa fille à se projeter dans l’avenir, à penser à et agir par elle-même, ainsi qu’elle le faisait adolescente, à exploiter ses intérêts artistiques, et ce à un âge où quantité de femmes se résignent encore à n’être que « l’épouse de Monsieur X ou Y ».
Du point de vue de Pilot, cette repossession de soi passe secondairement par la construction d’une maison à laquelle Eva imprimerait sa marque. Parcourant les magazines à la recherche de la « maison idéale », il tombe sur la photo d’une maison danoise tout en longueur. Il découpe celle-ci, qui reste au fond d’un tiroir, timide préfiguration d’une demeure qui finira, peut-être, par voir le jour si…
Quelques années plus tard, le terrain, encore vierge, de Verderonne double de surface grâce à la vente d’une simple assiette chinoise, reliquat de l’ancienne collection de Pilot. Mais rien n’est encore décidé quant à la construction d’une maison.
Le grand-père meurt en 1970 (le soir de mon retour à la vie civile), et tout projet de construction est remis sine die. Reste cependant dans nos mémoires l’impulsion initiale qu’il a donnée à ce projet, laquelle va se concrétiser… quatorze ans après son décès.
Finalement, en 1984, Eva pose un ultimatum : à soixante-dix ans, elle demande à être fixée, sachant que c’est elle qui va assumer le gros du boulot. Allons-nous, oui ou non, construire cette fichue maison, ou bien nous décider à revendre le terrain? C’est oui, mais un oui circonspect, sans réel engagement de la part de mon père ou de moi-même.
La troisième « bonne fée » ne tarde heureusement pas à entrer en scène…
Depuis quelques années, nous croisons régulièrement dans l’escalier (décidément!) un architecte très aimable avec qui nous échangeons quelques propos. Un jour, ma mère lui demande s’il accepterait de dessiner les plans de la maison. Il connaît le « style Eyquem » et accepterait volontiers s’il n’était lié à un cabinet. Il recommande aussitôt un de ses plus proches amis, installé près du métro Edgar Quinet.
Le « courant passe » avec celui-ci dès la première rencontre. Au vu de la « photo Pilot » et des clichés noir et blanc du long couloir de l’appartement, l’architecte saisit intuitivement ce qu’on attend de lui, et n’a même pas besoin de nous questionner. Nous le reverrons quelques semaines plus tard, une fois les plans tracés. Deux petites rectifications, et l’affaire est conclue.
L’étape suivante est plus délicate. L’architecte ne pouvant superviser le chantier, il nous faut trouver un entrepreneur local qui soit capable de coordonner les divers corps de métier impliqués, à l’exception de la peinture. J’en trouve un dans l’annuaire, qui inspire confiance : D., une entreprise familiale connue et appréciée. Ce n’est pas exactement la « quatrième bonne fée » de l’histoire, car nous connaîtrons encore quantité de contretemps, d’allers-retours infructueux, d’énervements inutiles par la faute du charmant « poète » qui gère le chantier avec un sens très relatif des contingences. Son frère, plus terre-à-terre, proposera heureusement quantité d’aménagements astucieux, qui amélioreront encore les plans originaux, aboutissant notamment à la création d’un grenier où j’installerai mon bureau et une grande bibliothèque.
Deux nouvelles « bonnes fées » se présentent en fin de chantier. D’abord un menuisier, exceptionnellement doué, M. Fleury, de Breuil-le-Sec. Il travaille habituellement dans le style « traditionnel », mais s’imprègne d’emblée de l’esprit de la maison, fabriquant successivement un buffet, une table ronde, un meuble télé, un corps de bibliothèque, etc. dont l’esthétique épouse intimement celle de la maison. Comme souvent, c’est pour résoudre un petit problème pratique que nous avons fait appel à lui, et le sérieux avec lequel il s’est appliqué à le résoudre nous a tout de suite convaincus d’en faire « notre » menuisier attitré. C’est au contact d’hommes de cette qualité, d’un dévouement, d’une simplicité et d’une probité sans faille, qu’on perçoit le mieux la noblesse de l’artisanat.
Le peintre, M. Godart, lui succède pour la touche finale. Dès le premier coup d’œil, nous sommes conquis. Vingt-cinq ans plus tard, je le revois descendant de sa voiture, vêtu d’une blouse blanche qui lui donne une allure de chimiste ou de grand patron en tournée, sonnant à la porte, courtois avec un soupçon de malice dans le regard. Inconditionnel du blanc sur blanc, ses options s’accordent par avance aux nôtres. Il fera évidemment bien davantage que la peinture, de l’habillage du grenier à la pose de carreaux de caoutchouc dans de garage, de fenêtres, etc. Son fils prendra sa succession, avec la même conscience professionnelle, et nous lui resterons fidèles. L’histoire d’une maison « chanceuse » est aussi l’histoire d’un réseau d’hommes compétents, intuitifs capables de vous suivre pendant des années avec le même sérieux et la même modestie.
La maison, à partir de 1986, commence à vivre sa propre vie, à se développer, à formuler des demandes spécifiques. Nous prenons la mesure de son ampleur (jamais excessive, jamais écrasante de par ses « décrochages » structurels), de ses possibilités. Nous équipons chaque été toujours un peu plus cette « poule de luxe », ainsi que l’a baptisée ma mère, nous y projetons spontanément le style dépouillé de l’appartement parisien, qui fonctionne aussi bien dans cet environnement naturel que dans le huis clos d’un immeuble urbain.
Au rez-de-chaussée, les cadres des fenêtres, peints en noir, s’effacent d’eux-mêmes à contre-jour, de sorte que l’œil se projette instantanément vers le ciel, les arbres, la pelouse. Au grenier, quatre Velux font pénétrer généreusement la lumière sans que la nature fasse intrusion. C’est le lieu idéal pour lire, travailler en silence, à la bonne température, y compris au cœur de l’été.
Telle est la maison où je me rends chaque année, du printemps à l’automne, depuis 25 ans. Elle a vu mes parents vieillir, et ma mère s’enchanter jusqu’à sa dernière année de la retrouver « encore plus grande, encore plus belle que la dernière fois. » Je n’ai jamais quitté cet endroit sans un pincement au cœur et un léger sentiment de trahison.
Depuis l’été 2010, c’est là, au pied d’un bouleau planté tout exprès, que reposent les cendres d’Eva. Cet été-là, j’ai pris la pleine mesure du cadeau qui m’était fait par la chaîne de « bonnes fées » et d’artisans qui présidèrent à l’émergence de ce lieu. Je me suis aussi souvenu d’avoir dit, vers la fin du chantier, adossé à un haut pignon de briques creuses : « Cette maison, il va falloir la faire vivre. » Aujourd’hui, je sens qu’elle s’est constitué sa propre mémoire, et je sais qu’elle vivra aussi longtemps que je pourrai m’en occuper.