Olivier Eyquem : Laissez-passer (les petits papiers)
Un jour de juillet 2010, j’ai vu partir en lambeaux 40 ans d’archives – 298, 5 kilos de papier représentant une petite fraction de ce que mon père conservait depuis la fin de ses études universitaires, et dont il n’avait jamais souhaité se défaire, quand bien même il lui était devenu impossible d’y retrouver quoi que ce fût. En remplissant, au fil de cinq ou six soirées, les vingt cartons que le camion broyeur détruirait en trente minutes, j’ai vu défiler des dizaines de notes, d’articles scientifiques, de tirés à part en x exemplaires, de relevés de comptes, de cartes de vœux, d’invitations, d’enveloppes vides, de menus de restaurants, de prospectus d’hôtels bulgares, grecs ou nippons, de lettres, de déclarations d’impôts remontant aux années 1970. Au passage, j’ai repéré un vieux calepin des années trente, qui me paraissait digne d’être conservé, ne serait-ce que par l’abondance des noms qui y étaient consignés.
Vers la fin de ce tri laborieux, je suis tombé sur un document fascinant, que j’ai tout de suite mis de côté.
Il s’agit d’un Ordre de Mission permanent, émis par la Direction Générale des Études et Recherches, sous l’autorité de la Présidence du Gouvernement Provisoire de la République Française, au bénéfice du Capitaine Yves Vet.
Le document, immatriculé 001, valable jusqu’au 31 décembre 1945, est ainsi libellé :
« Monsieur le Capitaine Vet de la Direction générale des Études et Recherches, contrôle général Nord-Ouest, est en mission permanente pour le compte du Président du Gouvernement Provisoire de la République Française chef des Armées.
« Les Fonctionnaires et Agents de toutes Administration françaises et de la Force publique sont priés de lui faciliter sa mission et de lui prêter main-forte au cas où il aurait à faire à eux.
Cette personne est autorisée à (ce qui suit en est en gras) :
– Circuler en tous temps, toutes circonstances et en tous lieux de la France Métropolitaine et Coloniale sans être inquiétée et par tous les moyens de transport ;
– Transporter sous sa responsabilité, et par tous moyens, toutes personnes militaires ou civiles, dont elle n’aura pas à donner l’identité ;
– Revêtir la tenue civile ;
– Porter une arme, apparemment ou non, en tenue civile militaire. »
Comment dire l’effet produit par ces quelques lignes à qui n’aurait pas frémi aux Trois Mousquetaires (le laissez-passer signé de la main du Cardinal!) ou à Michel Strogoff, à qui n’aurait pas savouré les romans d’espionnage d’Eric Ambler ou Graham Greene ? Chaque ligne nous renvoie à un mystère, à un passé aboli, et pourtant si proche, à une France troublée, pas encore remise de la guerre, à une France en pleine mutation, naïvement accrochée à ses colonies qu’elle croit pérennes. Quelle était donc la mission de ce capitaine à qui l’on donnait des pouvoirs aussi étendus ? Armé, autoriser à se déguiser, avait-il aussi « licence de tuer »? J’en jurerais presque.
Une chose était sûre : mon père n’avait jamais été ce capitaine Vet, car leurs signalements (yeux bleus et cheveux blonds vs. yeux marron et cheveux noirs) n’avaient rien en commun. Cet officier était-il un ami, une connaissance ? Un agent secret, qu’il aurait croisé dans des circonstances obscures, et dont il se serait engagé à ne jamais dévoiler l’identité ? Comment s’était-il retrouvé en possession d’un tel document ? L’avait-il reçu de la main de Vet, dernier geste d’un moribond tombé dans une embuscade ? (« Vous restituerez ce document à… », aurait dit l’homme dans un dernier râle) L’avait-il ramassé tout simplement sur une table de bistro où l’intéressé l’aurait oublié après l’avoir fait miroiter aux yeux d’une donzelle palpitante que faisait vibrer l’uniforme ?
Je suis allé voir mon père dans l’espoir de clarifier tous ces mystères. « Cela te dit quelque chose ? » – « Non. » Fin de l’échange. On évite de fatiguer les vieilles gens. Pour lui, le sujet était clos ; pas pour moi.
Me voici donc avec sur les bras ce mystère légué par un « garde-tout » de grande envergure. Les gens âgés nous laissent, consciemment ou non, quantité de choses, matérielles ou immatérielles. Ma mère, elle, ne voulait rien garder. Fragile à l’extrême, aussi légère qu’une plume, elle s’appliquait à se faire aussi peu encombrante que possible. « On a toujours trop de tout », disait-elle avant de procéder à un nouvel autodafé de vêtements en parfait état. Ce rite purificateur la faisait se sentir encore plus immatérielle, elle qui avait choisi depuis longtemps de partir en fumée.
Nos chers vieux s’en vont toujours trop tôt, laissant derrière eux tant de pistes inachevées, tant de projets esquissés devenus impossibles avec l’âge, tant de conversations qui tournent au monologue. Cet inachevé fait partie de leur vie et de ce qu’il leur reste de mémoire. Ils n’ont pas voulu nous en encombrer sur la fin, ils n’attendaient même pas nécessairement que nous en fassions quelque chose. Ils l’ont emporté avec eux dès que leurs facultés mentales ont commencé de décliner, pour nous inciter à poursuivre librement notre propre route. Toute cette histoire, la réelle comme la virtuelle, l’affichée comme la confidentielle, leur appartient à tout jamais, et je suis de moins en moins convaincu que nous devions chercher à en explorer les méandres et les pans secrets, comme nous y invite notre époque fouineuse. Je me demande même si nous devons en porter le poids écrasant et nous transformer à vie en sherpas.
Broyez, vous aussi, les petits papiers, et vous vous sentirez plus léger…
(Texte écrit pour le site Reflets du Temps, où il parut dans une version légèrement plus longue. Avec mes remerciements à Léon-marc Lévy qui en a autorisé la reproduction.)