De Brünn à Paris (Histoires de maisons et d’appartements))

Alfred Eibel : « My Home is my Castle »

Ma mère aimait cette phrase, gourmande dans sa bouche, dans l’attente d’une approbation. Mais l’idée de se pelotonner chez soi, autour d’une bûche flambée, ne me disait rien. Dans la villa de mon beau-père à Brünn (ex-Tchécoslovaquie) j’étais un enfant turbulent, digne du Baron Perché d’Italo Calvino. Je refusais de manger les épinards qu’on me servait, que ma nourrice avait la malencontreuse idée de sucrer, ce qui renforça mon obstination à ne pas toucher à ce plat (et pourtant Popeye existait déjà !) La patience de ma mère était sans limites, cela m’enrageait. On fit appel à la gouvernante du château, comme dirait plus tard Ricet-Barrier. Une femme sournoise, au comportement affecté, me promettant un train électrique Märkel si je révisais mon jugement sur cette plante potagère verte. Ma tante Leopoldine fut l’ultime recours pour me soumettre. Il est vrai que je n’arrêtais pas de clamer du haut de mes cinq ans : « ma bonne tante Poldi, ma bonne tante Poldi ». Avec son sourire permanent, sans doute influencée par Franz Lehàr, die süsse Poldi savait s’y prendre. Elle m’appelait Alfred, puis Freddy, puis Fred, puis Katchenko (je n’ai jamais su pourquoi) et pour finir dans un souffle qui semblait être son dernier : Schatzerl. La richesse de son vocabulaire créa un miracle. Soudain, je plongeai ma cuillère dans cet amas d’algues qui me faisait penser, déjà à cet âge, aux profondeurs de la mer où il devait se passer des drôles de choses, les poissons se croisant sans se voir. A peine avais-je englouti ma première cuillère que Poldi commençait à battre des mains. Je voyais alors apparaître sur le guéridon une pièce en or, une couronne tchèque, eine Krone, que je croyais une fortune. La réalité était moins enrichissante puisqu’il s’agissait d’une couronne dissimulant du chocolat. Ce qui contribua plus tard à mon incurable scepticisme.

D’un autre domicile, celui de la Trautmandorfgasse à Vienne, je ne conserve aucun souvenir sauf celui d’un ours en peluche qui sentait le laitage parce qu’il tombait plusieurs fois dans mon assiette. Je voyais dans le ciel un engin long progresser lentement, un dirigeable, ma parole, nous étions en 1937. J’étais angoissé devant ce spectacle; j’imaginais que l’engin allait se diriger vers ma fenêtre. Je craignais qu’il pénétrât dans ma chambre. Je fermais les yeux. Après quelques secondes je les rouvris. Je fixais la fenêtre, la grande saucisse avait disparu. Ciel vide. Avais-je été victime d’une hallucination ?

 

 

 

 

 

 

 

A partir de 1938, l’appartement que j’occupais avec mes parents à Bruxelles, rue Jacques Jordaens, au troisième étage, contrastait avec la villa de quarante pièces à Brünn. Nous disposions d’une entrée, d’un salon, d’une chambre à coucher, d’une salle de bains, d’un cagibi, d’un cabinet de toilettes et d’une petite chambre, la mienne, sommairement meublée. Peu de visites. Madame M du deuxième étage et sa fille venaient faire la causette à ma mère, en allemand, en français, en tchèque, il ne fallait surtout pas que je comprenne. Ce qui eut sur moi l’effet suivant ; haro sur les langues étrangères ! Quand les M ont disparu d’un coup de baguette magique, un rexiste s’y installa avec sa femme et ses deux filles. Il cherchait à rendre service, procurant des œufs et du beurre à tout l’immeuble, revenant une fois par semaine de la campagne, son panier bourré de victuailles. A la fin de la guerre, il fut arrêté, jugé en quatrième vitesse abattu à coups de mitraillette en face de notre immeuble. Terrible spectacle. A la suite de quoi les M sont revenus comme Louis XVIII à Paris après son exil de Gand. La vie reprenait son cours normal. Madame M mère avait 88 ans, se promenait dans la rue en sandales, coquette, oui, et d’une agilité surprenante. Sa fille Margot avait cinquante ans. Elle s’occupait de mode, voyageait chaque année à Paris pour choisir des robes chics pour Bruxelles. Elle nous répétait à chaque voyage : « La Parisienne a du goût, un rien l’habille, il suffit d’un joli foulard noué autour du cou ». Nous avions un chat appelé Boubouche. Il se tenait immobile à une extrémité de la table de la cuisine, observateur attentif, les yeux ronds, des plats que préparaient la mère. Je n’ai jamais su ce qu’était devenu cet excellent félin.
De mes différents domiciles suisses, je n’ai pas grand chose à dire. J’occupais une chambre à Vandoeuvres dans la banlieue de Genève quand je me rendais à l’université. J’ai ensuite logé à Tannay, dans le canton de Vaud, au premier étage d’une petite maison jaune.

 

 

 

 

 

 

 

J’y recevais de temps en temps des amis. Je m’étais mis dans la tête d’acquérir des meubles Louis XIII, carrés, massifs qui faisaient l’admiration de mes invités. Puis un jour, sans crier gare, je me suis débarrassé de ces meubles encombrant. Je les ai remplacés par des meubles fonctionnels. J’en ai profité pour enlever les gravures que j’avais accrochées au mur. Mon appartement, dépouillé de ses oripeaux, prenait l’aspect d’un campement que j’imaginais correspondre à Clouds Hill ce baraquement que s’était aménagé T.E. Lawrence lorsqu’il était dans la RAF, une sorte de chalet, un refuge vers lequel nous devrions tous tendre.
A Paris, j’ai vécu dans un petit appartement avenue Perrichon, puis je me suis installé rue Spontini avant de me fixer définitivement dans le quinzième arrondissement. M’y voilà installé depuis quarante ans ! Partout je trainais avec moi des livres, trop de livres, dans un décor banal, impersonnel. Je n’ai jamais cherché à rendre conviviaux les appartements que j’occupais, loin de moi l’idée que je puisse dire un jour « My home is my Castle ». Je pourrais tout quitter, m’installer loin, sans meubles de style, sans bibelots, sans photos souvenirs, sans atours ou décorations, sans rien d’autre que des bouquins, encore et encore, et une pyramide de DVD. A part ça, un téléviseur, un aspirateur, de la vaisselle récupérée chez le premier brocanteur venu. Je sais que si le hasard me faisait hériter d’une maison, je marquerais mon territoire dans une seule chambre. Face à un mur blanc rien de tel pour faire marcher ses méninges. Cette pièce serait ma cellule de trappiste, mon bathyscaphe. A ce sujet se reporter à Soliloquies of a Hermit de Theodore Francis Powys, mon écrivain préféré des frères Powys.
Pas de tenue excentrique, le moins de couleurs possibles, des costumes sombres, des chemises blanches, je serai ainsi le passe-muraille de ma propre résidence. C’est bien spartiate chez vous, va-t-on me dire, pas un seul indice révélateur. Vous êtes inouï, vous avez détruit toutes vos photos de famille, il n’en subsiste de vous aucune, vous laissez planer le mystère, comme Lautréamont ! N’exagérons rien ! Vos amis ont-ils envie de vous rendre visite ? Précisément oui, car rien ne remplace une conversation bien nourrie, on échange des souvenirs, on tourne en dérision les attitudes les plus respectables, on se moque de ses voisins, on leur donne des surnoms, on échafaude des projets à perte de vue sachant que la plupart ne se réaliseront jamais. On peut aussi rire de nos propres bêtises. A-t-on besoin pour cela d’un décor particulier ?
Je ne cesse de penser à Clouds Hill, repaire du célèbre roi sans couronne. Ramenons notre ego à de justes dimensions. Oublions My home is my Castle ; retrouvons notre première et dernière liberté selon un grand sage. Nos progrès dans ce domaine dépendront de nos renoncements.

 

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