La meilleure soirée télé des années 1970 débutait le vendredi par une mélodie et un générique guillerets qui vous arrachaient à la torpeur des repas de fin de semaine. Le décor, harmonieux, ample mais point trop, lumineux et joliment proportionné, participait de cette mise en train. Il était propice au bien-être et à la concentration, vite acquise, de l’auditeur. Bernard Pivot, maître des lieux y officiait, souriant, bonhomme, malicieux. Ses premiers mots posaient le thème vedette de l’émission du jour, structurant les entretiens à venir. L’ambiance ainsi créée ménageait une entrée en douceur dans l’univers de chaque auteur. Elle échappait à la pesanteur de la promo ; guidés d’une main souple et ferme par l’ami Bernard, nous étions introduits dans un cénacle de qualité, où nul ne s’abaisserait à vendre son produit. Pivot était certes « vendeur » au plus haut degré (on le lui a assez reproché !) mais l’intérêt qu’il portait à dialoguer avec chaque invité était manifeste, autant que sa volonté de les impliquer dans une conversation générale. Sa curiosité éveillait la nôtre, chaque livre nous semblait riche de promesses singulières. L’amphitryon avait choisi lui-même en toute indépendance ses thèmes et ses intervenants, sélectionnés le plus souvent pour leur remarquable aisance, mais aussi, parfois, pour leur grande modestie qui ne demandait qu’à être bousculée (faut-il rappeler le « cas » Modiano, si touchant ?) Les grands fauves de l’édition, façonniers de succès prévisibles, avaient un discours rodé depuis des années. Leur intervention n’aurait pas échappé à une fâcheuse impression de « déjà-vu » si Pivot, finaud et faux candide, ne s’était ingénié à les déstabiliser juste assez pour les obliger à sortir de la routine. C’était tout bénéfice pour le téléspectateur, a qui était prodiguée une très jouissive illusion d’impromptu et d’inédit. On ronronnait d’aise à voir Bernard le matou jouer des pattes pour amener l’écrivain là où on s’y attendait le moins.
Les douze « Apostrophe » rassemblées par les éditions Montparnasse dans un coffret de 6 DVD témoignent du haut niveau et de l’éclectisme de cette émission qui fait date dans l’histoire de l’audiovisuel. Populaire et sans concession, elle est sans doute le fleuron d’un Service Public qui a perdu le sens de sa mission. Saluons le retour de cette star du PAF qui n’a rien perdu de sa fraîcheur, et souhaitons que ce premier ensemble ait une suite.
Olivier Eyquem