Hélène Merrick : « Papou au square »
Papou, mon grand-père maternel, venait de temps en temps à Paris pour nous voir. Il ne travaillait plus et pouvait ainsi passer quelques mois avec nous. C’était une époque où les parents âgés n’étaient pas relégués dans une maison de retraite, ils vivaient avec leurs enfants, qu’ils soient riches ou pauvres. Quand ce n’était pas ma grand-mère Yaya qui venait chez nous, c’était Papou, en alternance.
Papou était un monsieur petit et maigre, très chic en toute circonstance. Je l’ai toujours vu porter des costumes beige ou gris, avec un gilet dessous. Tout bien repassé, impeccable. Les chaussures cirées ; jamais de sandales, même en été.
Maman disait qu’il avait été très sévère avec elle quand elle était enfant, il lui voyait un grand avenir, il voulait qu’elle parle plusieurs langues, qu’elle fasse des études. Elle-même aurait aimé être maîtresse d’école, elle aimait apprendre et enseigner. La vie en a décidé autrement, comme on dit.
Durant ses séjours à Paris, Papou habitait dans la jolie petite chambre qui allait devenir celle de ma sœur aînée. Il avait des habitudes amusantes, il adorait le beurre et quand il y en avait, il le mangeait à la petite cuillère ! Malgré ça, il n’a pas succombé à un excès de cholestérol!
Il découpait dans les journaux des petits carrés de papier pour saisir des objets ou pour les envelopper, il avait horreur de toute forme de saleté ; s’il avait existé des gants de chirurgien en vente ordinaire, comme maintenant, il en aurait été le plus grand consommateur ! Maman disait : « Il est hypocondriaque ». Bien sûr je n’avais aucune idée de ce que cela signifiait !
Ce qui comptait, c’était que cet adorable monsieur discret et assez peu souriant, m’aimait. Il était même, paraît-il, « faible » avec moi, il « me passait tout ». Un exemple : quand je voulais le voir ou qu’il m’emmène en promenade, je donnais des coups de pieds dans la porte de sa chambre en hurlant : « Papou ! Papou ! Viens viens ! »
Comme il était quand même fatigué par la vie et l’âge, il tentait vainement de faire une petite sieste tous les après-midi. Essayez de mettre une enfant de moins de cinq ans au lit, quand elle veut aller courir dans un jardin !
Papou geignait : « J’arrive, j’arrive, arrête de cogner à la porte ! »
Maman et Papa étaient comme toujours à la tâche dans l’atelier. Elle venait voir ce qui se passait dans le couloir. Elle me voyait démolir la porte de Papou et entendait ses plaintes, alors elle disait, mi-amusée, mi-exaspérée : « Papa, emmène la petite au jardin ! » Et lui : « Je viens, je viens ».
Après, il fallait décider si on irait au Square Béranger ou au Square des Vosges. Le square Béranger était au bout de la rue de Bretagne, pas loin du Marché aux Enfants Rouges. Il y avait un joli étang, avec des rochers au milieu, des canards et une sorte de maisonnette où ils pouvaient s’abriter. On avait la chance d’avoir beaucoup de moineaux autrefois, les vrais moineaux de Paris, pas que des gros pigeons et des corbeaux gras comme maintenant. Pour Papou, ces moineaux, c’était une calamité, ils lui balançaient immanquablement leurs fientes sur le crâne dégarni, et il en était malade. Il sortait son grand mouchoir de lin et s’épongeait en jurant à voix basse. Il n’avait qu’une hâte, pauvre Papou, rentrer à la maison et s’allonger un peu pour oublier ce monde cruel.
D’autres fois, on allait au Square des Vosges, au bout de la rue de Turenne. Là, il y avait pour lui le supplice de la poussette. Quand il me voyait attraper une petite poussette et une poupée, il se tournait vers Maman et geignait : « Ah mon Dieu, non, pas la poussette, pas la poussette ! » Il savait qu’à l’aller, je la pousserais allégrement, mais qu’au retour, ce serait lui qui serait de corvée pendant que je courrais te sautillerais sur les pavés du trottoir.
Il faut se remettre dans le contexte : autrefois, les hommes se sentaient humiliés de pousser des landaus, de porter des cabas à provisions. Ils acceptaient de soulever des valises ou des malles, parce que ça c’était leur travail, c’était viril, protecteur envers leurs faibles femmes. Mais leur demander de porter triomphalement une botte de poireaux ou une poupée, c’était de la torture mentale.
Il y a eu deux hommes dans mon enfance qui m’ont vraiment aimée : Papou et Papa. « On ne sait rien » dit Jean Gabin dans une chanson, mais ça au moins, je le sais.
Hélène Merrick