Olivier Eyquem : « Destination Lune! »
Nous étions trois garçons : Philippe, Alain et moi, âgés de sept à huit ans, qui faisions nos études à l’École Lacordaire, dans le 15ème arrondissement de Paris. Nous habitions un secteur délimité par l’avenue Félix Faure, la longue rue de la Convention et la petite rue de Plélo, mais gravitions tous trois dans un espace bien plus vaste, ouvert sur l’infini. À la sortie de classe, nous regagnions par le même chemin nos domiciles, et ces quelques centaines de mètres parcourus de concert étaient une rampe de lancement idéal pour faire décoller nos imaginations. Imprégné de Jules Verne – mon auteur favori à l’époque -, j’avais lu la plupart de ses titres dans la Bibliothèque Verte, dont son diptyque lunaire qui m’avait enflammé. Verne donnait des descriptions assez précises de sa fusée pour qu’on puisse la dessiner. Les illustrations achevaient de vous propulser vers un ailleurs où tout semblait possible. Le rêve à portée de main…
J’avais communiqué mon enthousiasme à mes deux copains, et commencé à dessiner les plans de l’engin qui nous amèneraient sur la lune. L’aspect purement mécanique de la fusée, le choix du carburant, le calcul de la poussée nécessaire à son décollage et à sa sortie de l’atmosphère… tout cela m’intéressait bien moins que le confort de son intérieur. Comme Verne, je le souhaitais douillet et bourgeois. Cela devrait ressembler à un salon fin 19ème où nous aurions plaisir à converser devant une assiette de pain beurré et un verre de cacao ou de lait chaud. Le long de la rue de la Convention, nous peaufinions quotidiennement l’aménagement intérieur au fil d’échanges passionnés. Un jour, nous nous aperçûmes qu’il faudrait quelqu’un à bord pour faire la cuisine. Une femme… « Vraiment, tu crois que c’est nécessaire? » Ma mère accepta gentiment de jouer ce rôle qui ne la changeait guère de son ordinaire. Les deux copains l’acceptèrent sans faire de manières.
Nos trois tirelires ne suffisant pas à le financer, le projet échoua… Il fut repris plus tard par les Russes et les Américains.
Post-scriptum
Philippe est devenu médecin, et a passé de longues années en Afrique. Nous nous sommes croisés dans le quartier pour la première fois depuis des décennies et projetons de nous revoir. Alain, l’un des trois meilleurs amis que j’aie jamais eus, s’évanouit un jour dans la nature, allant se perdre au fin fond de sa Bretagne natale. Nous nous étions quittés en excellents termes, comme à l’ordinaire, mais il ne s’est plus jamais manifesté. Il me serait facile de savoir ce qu’il est devenu en écrivant à son frère, autre bon copain exilé pour sa part en Suisse, mais je crains trop qu’il ne m’annonce de mauvaises nouvelles.
Quant à moi, j’ai continué de rêver et d’écrire sur les rêves de dizaines de cinéastes J’ai arrêté de tracer des plans, ma fusée n’a pas décollé, mais je me sens raisonnablement à l’aise dans l’espace que je me suis bâti.