On s’est quittés sur un sourire

« On s’est quittés sur un sourire ». Cette phrase me revient comme un leitmotiv, à la fois apaisant et douloureux. Rien que le mot « quitter » me submerge, et ravive ma douleur.

Je le revois sur son lit de souffrance, luttant chaque instant pour maintenir le lien qui nous avait unis pendant ces vingt-sept ans. Puis, ce lien si fort dans notre vie, s’était rompu et il s’était endormi pour toujours.

La nuit de sa mort, je m’étais réveillée en sursaut vers 2h30. A cet instant entre le sommeil et le réveil, je savais : c’était fini.

Fini, ces deux mois de souffrance ; ces deux mois où j’avais vu celui qui fut mon amour partir tout doucement. Ces deux mois où j’avais senti sans me l’avouer la vie l’abandonner peu à peu. Cette vie qui le quittait, je l’avais ressentie dans mon âme, dans mon corps à l’instant où lire lui était devenu impossible, et que le sommeil gagnait sur son temps de veille.

Et pourtant, je le refusais : tant qu’il était en vie, il n’y avait rien à craindre ; Il ne fallait pas penser à sa mort ; ainsi elle ne viendrait jamais le prendre

Il fallait que j’attende pour dire toute ma souffrance, mon angoisse. Pour le raconter. Il fallait que j’attende enfin le moment où je pourrais appeler quelqu’un et parler et raconter et dire et le faire vivre encore et encore. Mais pas pendant sa maladie, je n’avais pas le droit, il fallait que je sois forte pour que lui se batte.

Mais ce matin-là, il fallait que je parle. Une amie a répondu à mon appel, alors je nous ai raconté, je l’ai raconté. C’est pendant cet appel que le message de l’hôpital s’est enregistré : Vous avez reçu un appel du 01 …………. A 7h10 « Mme G., Pouvez-vous rappeler l’hôpital s’il vous plaît »

Je savais et pourtant je refusais, cela ne pouvait être, pas lui et sa grande force, pas lui et son amour. Avec une grande fébrilité que donne l’angoisse d’une annonce que l’on connaît, j’ai composé le numéro : « Bonjour je suis le docteur X, médecin de l’hôpital de Nanterre, je voulais vous dire que votre mari nous a quittés ce matin à 7h »

 

D’assise sur le canapé, je me suis retrouvée à terre. Mes jambes ne me portaient plus. Ce que je redoutais devenait réalité. Alors j’ai parlé de lui, à cet homme qui ne le connaissait pas, plusieurs minutes. Puis, je me suis rendu compte de l’absurdité de la situation « Pardonnez-moi, Docteur… » « Non, ne vous inquiétez pas, je suis là aussi pour vous »

Pourtant, au fond de moi, je ne pouvais pas croire que cet appel m’était destiné, mon Alain ne pouvait m’avoir quittée. Il devait forcément y avoir une erreur. C’était du domaine de l’impossible. Il avait toute sa vie été une force de la nature, refusant toute douleur, refusant de se plaindre pour le moindre « bobo ». C’était moi qui prenais rendez-vous auprès des médecins lorsque je le sentais fatigué ou souffrant trop de son estomac.

Quelque temps après son décès, je me suis rappelé que deux mois auparavant, il m’avait avoué qu’il sentait son corps le trahir : « Tu sais, je crois que je n’en ai plus pour longtemps. » avait-il lancé négligemment alors que j’étais en train de préparer le repas. C’était un jeudi, un de ces jeudis pénibles remplis de réunions stériles qui me mettaient en révolte contre le système. Ma patience avait été mise à rude épreuve ce jeudi-là, et c’est pourtant ce soir-là qu’il avait choisi pour me faire cette annonce. « Ne dis pas de bêtises, s’il y a quelqu’un qui doit partir ce sera moi et mes maudites cigarettes. » « Je suis de plus en plus fatigué ; » « C’est normal, tu ne rajeunis pas et tu sais que cette période de fin d’année scolaire est toujours un moment difficile. C’est pareil à la rentrée. Chaque année, tu fais le même constat. »

Il n’avait pas insisté. Quelque part il ne voulait pas me faire du mal. Il a passé notre vie à me protéger de moi-même et de ma famille. Il m’aimait.

Cet aveu a disparu dans les méandres de nos vies professionnelles et de l’intensité d’une fin d’année scolaire. Jamais plus il n’en avait reparlé.

Alors je me suis mise à culpabiliser. « Mais non, ne t’en veux pas, il était déjà trop tard. Cela l’aurait encore fait souffrir plus longtemps » me disait-on… Mais qu’importe, je m’en voulais. J’aurais peut être pu le sauver.

« Il m’a quitté, mais, sur un sourire. » Ah ! Ce sourire, comme il me réchauffe le cœur, comme je le conserve précieusement comme un trésor, comme j’aime l’entretenir.

Encore et encore, le soir, avant de m’endormir, je revis la scène, comme pour ne pas rompre ce fil de la vie. Comme pour maintenir en suspens cette fraction de seconde qui nous a définitivement séparés.

Il avait choisi, un moment où je n’étais pas auprès de lui pour amorcer sa descente progressive et inexorable vers la mort.

Ce jour-là, j’avais rendez-vous avec Max, notre ami médecin, afin qu’il prolonge mon arrêt maladie me permettant ainsi de rester auprès d’Alain. Max, celui qui avait fait qu’Alain ne soit jamais considéré comme un malade lambda, Alors que je me dirigeais vers la porte de Versailles mon téléphone retentit : « Il faut que vous veniez immédiatement, votre mari n’en a plus pour longtemps ».

Comment ai-je trouvé la force de rejoindre Max ? Quels mécanismes se sont mis en route afin que l’on me ramène après de lui le plus vite possible ? Comment ai-je trouvé l’énergie nécessaire pour prévenir nos enfants, ses deux meilleurs amis ? Je ne voulais pas qu’il parte sans les avoir revus, sans qu’il sente leur présence près de lui.

Il semblait qu’il m’avait attendu pour que nous puissions nous dire revoir, et que je puisse lui dire mon amour et lui donner mon autorisation pour partir. « Tu peux partir maintenant, je suis fière de toi, tu t’es bien battu. » Il fut pris d’un spasme, sur lequel, je lui hurlai un dernier « Je t’aime ».

L’après-midi, les médecins ne nous laissaient que peu d’espoir. Un interne, las de nos sempiternelles questions sur son état, était même venu lui pincer le bout d’un doigt pour nous prouver médicalement que c’était la fin, qu’il était entré dans un coma profond.

Le lendemain, nous sommes arrivés à la clinique pleins d’appréhension, avec la peur chevillée au cœur de le retrouver dans le même état, de devoir rester auprès de lui à attendre son dernier soupir. Sachant que je ne pourrais plus lui parler, lui raconter, lui demander conseil…

Je suis entrée dans la chambre presque sur la pointe des pieds, avançant la tête comme laissant mon corps dans le couloir comme pour mieux fuir. Il était là, réactif, les yeux ouverts sur la vie. Visiblement heureux de me retrouver. Ses amis, ses enfants étaient là aussi. Aucun ne savait quoi dire. Je me suis mise à parler, à parler, mais je ne me souviens plus de ce que j’ai dit. Lui ne disait rien, aucun son ne pouvait sortir de sa gorge. Mais son regard, ses gestes équivalaient à tous les discours.

Il se montra agité, repoussant d’un geste volontaire sa couche. J’ai compris qu’il voulait redevenir un homme et utiliser le pistolet. Je me devais de l’accompagner dans ce dernier sursaut de dignité lui permettre d’être l’homme qu’il avait été : j’ouvris la couche, fis passer l’engin et précautionneusement, dirigeai son sexe. Ce qui en sortit était marron foncé. Je n’eus pas besoin d’explication, je savais que ses reins étaient maintenant touchés par la maladie. Il geignit. Je lui proposai de poser sa main sur son bas-ventre, comme il le faisait parfois quand nous faisions l’amour. Il accepta d’un signe de tête. Quand il sembla calmé, je le recouvris de son drap et pendant que ses enfants et ses amis entraient, j’allai chercher l’infirmière.

« Je vais faire faire des examens, mais il faut envisager de lui mettre une sonde, pour son confort. »

Je suis retournée dans la chambre, lui annoncer, avec ce que j’espérai un sourire confiant, la décision. De la tête, il me fit comprendre qu’il n’en était pas question.

L’infirmière entra : « Monsieur G., on a vous mettre une sonde pour que vous puissiez être mieux. » Alors, il acquiesça. « Et bien voilà, il suffit qu’une jolie fille te propose quelque chose et toi tu acceptes » dis-je avec un large sourire. Et il m’a regardée tendrement et il m’a souri.

On nous a demandé de sortir pendant que l‘acte se faisait et quand j’ai eu la permission de retourner auprès de lui, il s’était rendormi.

Mais cette fois pour toujours.

On s’est quittés sur un sourire.

 

Claire Garsault


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