Trois regards sur LA BIBLIOTHÈQUE : 3. la bibliothèque d’Alain

Claire Garsault célèbre la bibliothèque de son mari…

Les légendes ont la vie dure dit–on.

Pourtant, toutes ont un fond de vérité…

La légende familiale Garsault veut que lorsqu’Alain vint partager ma vie, il avait pour tout bagage  cinq chemises, deux pantalons et une veste en cuir. Cela est un peu exagéré, mais quand même pas très loin de la vérité !

Il était à peine installé dans mon quatre-pièces, que j’ai vu arriver des dizaines de caisses de livres qui avaient encombré pendant quelques années la cave d’un ami.

Dans une des pièces trônait mon métier à tisser. Il  fallut faire un choix : l’artisanat contre le monde intellectuel. L’homme était si amoureux de ses livres que le choix fut vite fait. Mon métier démonté et  vite remplacé par des étagères  faciles à monter car « homo intellectus » n’était pas bricoleur, voire dangereux armé d’un marteau. Je me souviens d’un superbe ongle de pouce noirci par un dernier coup donné sur une étagère, si simple à monter qu’un enfant aurait su le faire : des montants avec tétons et la planche et ainsi de suite… et pourtant !

On m’avait permis d’utiliser un petit espace dans cette pièce pour y installer mon bureau, mais très vite, si je pouvais laisser mes livres dans la pièce, la table de la salle à manger est devenue ma table de travail.

Qu’importe ! Cela me paraissait naturel. Il fallait le voir déballer chaque carton avec la plus grande précaution, vérifier que chaque livre n’avait subi l’outrage de la cave et me le montrer avec autant de plaisir qu’un enfant qui ouvre ses cadeaux de Noël « Celui-ci est une édition rare… Celui-là est introuvable et celui-ci… et celui là… »

 

Puis, vint l’étape délicate du rangement. Il fallait que chaque livre soit à sa place, rangé alphabétiquement et par thème, même à l’intérieur de chaque domaine. Et on l’entendait râler contre ces « fichus » bouquins qui étaient incapables de rester en place, qui tombaient …  Tout était à recommencer lorsqu’il découvrait des livres qui devaient rejoindre la rangée si soigneusement agencée.

Des heures, des jours passent avant qu’enfin il obtienne son ordre parfait.

Ce manège a été répété trois fois. A chaque fois avec plus de livres donc, plus de caisses. A chaque fois,  comme un fait exprès, l’endroit choisi pour faire le bureau était en étage. Des concours de « portage » se faisaient entre les déménageurs ; Remplir une caisse de lainages, récoltée devant un magasin, pleine à ras-bord de magazines, et il y avait de quoi rendre son bulletin de naissance… mais l’envie du pari dépassait la raison.

Pour le dernier bureau, il a fallu faire des étagères sur mesure. La pièce était en soupente, mais l’homme s’y sentait bien. Pendant les seize années où il a régné  sur son monde de livres, on a vu peu à peu s’étendre, hors bureau, les étagères. Tout d’abord sur le palier, où se sont installés ses livres policiers, puis dans les combles qui avaient servi, un temps, de salle de jeux aux enfants. Là, se sont installées les revues de cinéma, d’érotisme, de langue anglaise …, les cassettes, soigneusement enregistrées par le beau-père lors des projections du Cinéma de minuit ou sur Canal.

La cave avait été aussi progressivement envahie par les archives, ses anciens textes tapés à la machine sur du papier pelure ; les premiers numéros de « Positif » et ceux de la revue « Fiction ». Plus quelques livres récupérés de ses parents ou d’amis généreux mais qu’il n’avait pas choisis et des livres médicaux

Lors de ces migrations, certaines étagères se trouvaient libérées de leur charge, mais cette libération n’était que de courte durée, car l’homme n’aimait pas le vide.

Dans un petit carnet, étaient notés soigneusement les futurs achats. Alors, il partait en chasse chez les bouquinistes ou dans les brocantes. La recherche était chez lui un art consommé : dans son cartable, des sacs en plastique bien solides en prévision de ses futurs achats, ses gants en cuir choisis avec soin, provenant d’une boutique américaine des Halles.

Une fois toutes ses conditions réunies, la traque du livre pouvait commencer. La boutique choisie, il fallait en premier lieu fouiller dans les caisses installées à l’extérieur.  Une main droite élégante, rapide et sûre d’elle déplaçait chaque livre, tandis que la gauche était prête à garder jalousement le « trésor » trouvé. Chaque caisse était passée au crible. Même celle qui  n’était pas susceptible de contenir le livre recherché, un mauvais classement était toujours à envisager.

Puis, c’était l’entrée dans la boutique. Là, la chasse continuait dans les caisses. Les étagères étaient peu consultées, les prix n’étant pas intéressants.

Cette fouille méthodique était aussi opérée dans les rayons des occasions de la FNAC ou de  Virgin.

Le trésor ainsi amassé devait attendre le week-end suivant avant de trouver sa place sur les étagères. Il nécessitait une importante réflexion quant au thème, à l’auteur et surtout il était peut être celui qui allait provisoirement détruire tout le bel agencement, et donc nécessitait une analyse du terrain.

Le monde moderne avait peu à peu atteint l’homme, par l’intermédiaire d’Internet, il parcourait les sites d’occasion et même suprême progrès s’était inscrit à livreenpoche et Eklectik-librairie.

Un store saumoné avait très vite été installé sur le chien assis. Dès que les premiers rayons de soleil commençaient à poindre leur nez, il était automatiquement fermé, il ne fallait pas que les précieux livres souffrent de la dégradation du temps.

 


Entrer dans le bureau du Maitre, comme se plaisaient à dire certains amis, c’était comme pénétrer dans un lieu sacré. Chaque meuble, chaque objet avait sa raison d’être. La porte à peine franchie, on se retrouvait nez à nez avec sa table de travail, toujours impeccablement rangée. Si on ne le trouvait pas assis sur sa chaise totalement incommode, il fallait faire un quart de tour à gauche et on le trouvait confortablement installé dans son fauteuil Voltaire, le mot confortable étant à mon avis très surfait lorsqu’on parle d’un Voltaire. Lui qui rêvait posséder un jour un Eames ! Pourtant, face au Voltaire se trouvait un confortable fauteuil de tapissier. Mais non, c’était dans ce Voltaire qu’il s’offrait ses moments de lecture et ses siestes.

Une fois installé, il avait à sa gauche ses dictionnaires, le Furetière, le Robert, et autres dictionnaires de la langue française. Derrière lui le radiateur, sur sa droite sous la fenêtre, sa collection d’hippopotames et dans les étagères : la poésie.

Puis venait son coin personnel : sa table, où reposait son téléphone rétro ; sa lampe avec son pied pistolet, ses mouchoirs en papier et son cendrier Hippotamus dans lequel ne trainait que des piques indiquant la cuisson de la viande.

Il y avait aussi quelques disques et, une chaîne, de laquelle sortaient rarement des sons : L’homme avait besoin de silence pour profiter pleinement de son univers.

Derrière la table de travail, il pouvait retrouver ses romans français, choisis avec un soin particulier (pas question d’avoir une littérature ´ »eau de vaisselle »), sa litt »rature allemande, anglaise, italienne, latine et grecque

Puis venait tout le pan du cinéma. Avec des raretés, disait un ami.

Derrière la porte, on pouvait consulter tous les ouvrages critiques ayant trait à la littérature française.

Il n’était pas rare qu’un même ouvrage se retrouve en plusieurs éditions, lorsque l’intérêt de la préface le justifiait.

Sur le palier on trouvait les policiers et quelques fantastiques.

La majorité du fantastique de la science-fiction se trouvait dans la chambre. Il est vrai que je partageais cette passion et avais donc eu le droit de me les approprier d’une certaine manière.

Chaque domaine littéraire avait son emplacement. Chaque livre avait sa place, si bien que, si par hasard, un de ses livres avait été emprunté sans son autorisation, il pouvait le ou les nommer.

Pendant son séjour à l’hôpital, il avait été capable de situer géographiquement chaque livre que nous devions lui apporter.

Toute sa bibliothèque était en lui. C’était lui.

 

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Je me souviens… de soirées théâtrales à Londres

Isabelle Champion se souvient de quelques belles soirées théâtrales dans la capitale britannique…

Je me souviens de l’accent so british de Rex Harrison face à Claudette Colbert, petite souris spirituelle dans une comédie désuète, Aren’t We All ?, sur la scène du Théâtre Royal Haymarket.

Je me souviens de mon émotion et de mon bouleversement d’admiratrice devant l’interprétation magistrale de Jack Lemmon dans Le Long voyage vers la nuit, mis en scène par Jonathan Miller en 1987, avec Kevin Spacey et Peter Gallagher.

Je me souviens de la mise en scène exemplaire de Charlton Heston et de son interprétation ciselée au millimètre dans The Caine Mutiny Court Martial, face à Ben Cross, bluffant d’aisance et de maîtrise.

Je me souviens de la leçon d’humilité au service du théâtre du grand Mamamouchi Sir Alec Guinness, interprète retenu et discret d’une pièce et d’un auteur formidables que je découvrais : A Walk In The Woods de Lee Blessing.

Je me souviens de la mèche blonde à la Veronica Lake et de la voix grave de Lauren Bacall, héroïne « williamsienne » pathétique dans Doux oiseau de jeunesse, mise en scène par Harold Pinter.

Je me souviens de Vanessa Redgrave au teint d’albâtre, à la fois douce et hiératique, dans l’adaptation et la mise en scène de son père Michael pour Les papiers d’Aspern, face à Wendy Hiller et Christopher Reeve.

Je me souviens d’avoir été sur la tombe de Ralph Richardson au cimetière de Highgate peu après sa mort.

Je me souviens de ma grande déception d’avoir vu la doublure de Cyd Charisse, souffrante ce soir là, dans Charlie Girl, une médiocre comédie musicale créée à Londres en 1965 avec Anna Neagle.

Je me souviens d’avoir regardé la salle silencieuse qui retenait son souffle lors d’un monologue de John Gielgud dans The Best of Friends de Hugh Whitemore, d’après les correspondances croisées de George Bernard Shaw, Sydney Cockerell et Laurentia McLachlan.


 

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Délices de la mémoire

Gilbert Salachas : « Délices de la mémoire »

 

 

 

 

 

(Une consolation : Jerry voit FLOU, lui aussi)

Enfant, j’avais une très bonne mémoire. Il me souvient de n’avoir pas besoin, à l’école communale, de copier l’emploi du temps inscrit sur le tableau noir parce que je l’avais enregistré dans ma tête. Les textes français (et même latins) appris par cœur étaient facilement mémorisés.

Cette faculté s’est prolongée jusqu’au début de l’âge adulte. Après, ça s’est dégradé imperceptiblement d’année en année. Aujourd’hui j’aurais plutôt une grande faculté d’oubli. Mon passé est plongé dans un brouillard plus ou moins épais. Des détails surnagent, des faits importants disparaissent. C’est fou ce que c’est flou. C’est un peu la raison pour laquelle je consigne ici tout ce que je peux avant qu’il soit trop tard. Ce que je suis en train d’écrire.

D’un côté, c’est agaçant d’oublier. On the other hand, c’est agréable parce que ça ménage le plaisir de la redécouverte. Quand  je revois un vieux film, par exemple (même un pas si vieux), j’ai l’impression de voir un film nouveau, avec en plus cette drôle de sensation d’anticiper certains épisodes.

Je rêve d’une découverte qui me restituerait tous les souvenirs de toute ma vie, une sorte de magnétoscope, ou phone, qui permettrait de tout revoir et réentendre, depuis la petite enfance. La science ira-t-elle jusque là ? On ne sait jamais avec la science.

En attendant, je ne sais plus ce que j’ai fait hier!

Les délices de la mémoire, c’est la nostalgie. J’ai oublié les visages, les voix, les faits et gestes, mais je me revois à l’époque ou j’ai vu et vécu ces choses et gens oubliés. C’est le syndrome des vieux films. Quand on les revoit, on se revoit à l’époque où on les avait vus. De même pour les chansons, les musiques, les odeurs. On retrouve une part d’innocence. Est-ce assez clair ce que j’essaie d’exprimer là ?  L’innocence est un état de grâce. « Devenir homme, c’est tomber de haut » dit Félix Leclerc.

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JE ME SOUVIENS : 2. Films et livres (un tout petit choix)

(Suite de notre montage. C = Claire ; O = Olivier ; A = Alfred)

FILMS

C : Je me souviens du premier film qui m’a rendue heureuse des heures durant : SATURDAY NIGHT FEVER.

O : Je me souviens de l’expression dubitative mais compatissante de cette caissière de cinéma qui me permit de voir ET DIEU CRÉA LA FEMME à quinze ans.

O : Je me souviens d’avoir parfois rêvé (inventé de toutes pièces avec une imposante figuration et d’extravagants mouvements d’appareil) des scènes entières de films que je brûlais de voir.

C : Je me souviens de mes courses folles, la nuit, à Paris, à la recherche du cinoche qui me permettrait de revoir PHANTOM OF THE PARADISE (7 fois).

O : Je me souviens de mon premier film en Scope : THE GIRL CAN’T HELP IT de Frank Tashlin, avec Jayne Mansfield.

A : Je me souviens d’un cinéphile comptant le nombre d’animaux dans un film de Cecil B. DeMille et d’un autre, légendaire, maugréant sans cesse durant une projection : « Il sait pas cadrer, il sait pas éclairer », jusqu’à faire le vide autour de lui.

O : Je me souviens des quelques films qu’il « fallait » avoir vu pour sa « culture générale » : LES ENFANTS DU PARADIS (Ah, Arletty), LA GRANDE ILLUSION (folie que la guerre), STAGECOACH (un western, mais de qualité), LE CUIRASSÉ POTEMKINE (russe, certes, mais beau), le NAPOLÉON d’Abel Gance (visionnaire), LE MONDE DU SILENCE (les mystères des abysses), LE PONT DE LA RIVIÈRE KWAÏ (folie que la guerre).

O : Je me souviens de l’ennui profond, tétanisant, incommensurable qui me saisit en pleine période Hitchcockomane en voyant UN CONDAMNÉ À MORT S’EST ÉCHAPPÉ  de Robert Bresson.

O : Je me souviens d’un cinéphile toujours tiré à quatre épingles, qui tolérait les pires navets sans un soupir et saluait la fin de chaque projection par un énigmatique : « Un de moins à voir ».

O : Je me souviens de cette future Baronne, qui deviendrait l’arbitre des élégances et des bonnes manières longtemps après s’être exhibée en tenu légère sur Cinémonde et dans des films vaguement coquins sous le nom de Nadine Tallier.

O : Je me souviens de la belle Monique Just (J’IRAI CRACHER SUR VOS TOMBES, LE CRI DE LA CHAIR), qui habitait dans mon avenue et faisait l’admiration du quartier.

A : Je me souviens de John Ford dans une chambre d’hôtel de Paris, un crucifix sur sa table de nuit.

A : Je me souviens d’avoir rencontré Audrey Hepburn sur le tournage de CHARADE et d’avoir constaté qu’elle était bien plus photogénique à l’écran.

LIVRES

 

 


 

 

 

 

(Sartre… sans Boyard)

O : Je me souviens de ma dernière conversation avec Philip Marlowe.

C : Je me souviens de la nuit blanche que j’ai passée à relire à seize ans « Le Vieil Homme et la Mer ».

O : Je me souviens de cette sortie dominicale où j’essayai de retenir mes sanglots en lisant la mort de Porthos, sans prêter la moindre attention au paysage que me cachait un rideau de larmes.

C : Je me souviens de mes allées et venues dans le jardin parental pour espérer apprécier encore plus les « Rêveries du promeneur solitaire ».

O : Je me souviens des histoires de bêtes d’Elian J. Fimbert, qui chantaient avec lyrisme les exploits de chiens et de chats traversant la France pour retrouver leur maître.

A : Je me souviens d’une femme renonçant in extremis à acheter « Les Bêtises » de Jacques Laurent lorsque le vendeur lui signala qu’il était également l’auteur, sous le pseudonyme de Cecil Saint-Laurent, de « Caroline Chérie ».

A : Je me souviens de Roger Vailland s’inclinant tel un marquis devant une jeune femme lors d’une projection privée des LIAISONS DANGEREUSES.

O : Je me souviens d’avoir fumé ma première Boyard par dévotion pour Sartre, et d’avoir éprouvé des palpitations si effrayantes que j’y renonçais à jamais.

C : Je me souviens que mes camarades me prenaient pour une folle parce que j’aimais lire Pascal, Le Banquet, Le Neveu de Rameau.

O : Je me souviens des quelques livres qu’un jeune  homme devait avoir lus spour se « meubler l’esprit » avant de passer à des choses plus sérieuses : Roger Martin du Gard, André Maurois, Malraux et Jules Romains avaient particulièrement la cote.

C : Je me souviens avec quels délices j’ai dévoré « L’Idiot », « Souvenirs de la Maison des Morts », « Les Âmes mortes ».

C : Je me souviens combien j’ai pu aimer « La Vouivre » de Marcel Aymé, lecture conseillée par mon père, qui tenait ce livre de mon oncle.

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Trois regards sur la BIBLIOTHÈQUE : 2. My favorite library

Alfred Eibel : « My favorite library »

 


 

 

 

 

 

 

Entre douze et quinze ans, impossible de me faire ouvrir un livre. Je m’installe chez Blake et Mortimer, Mandrake, Spirou, Tintin. Mon beau-père m’offre pour mon anniversaire « Un conte de Noël » de Charles Dickens, qui rejoint vite la poubelle. Puis, le hasard me met entre les mains « Piccolia », un roman dans la lignée  de Jules Sandeau. Il s’agissait d’un prisonnier  au XIXème siècle. Sur le rebord de la fenêtre de sa cellule il cultive une plante verte, l’engueule de temps en temps de ne pas pousser assez vite. Quelle émotion, n’est-ce pas !  Je  recherche d’autres romans  de cette veine, loin de penser qu’un jour je puisse envisager de me constituer une bibliothèque. Avec mon camarade de classe  nous partons tous les  week-ends  dans le centre de Bruxelles (j’habitais alors en Belgique).  Nous recherchons  d’occasion des livres de Jules Verne  dans la prestigieuse édition Hetzel . En demandant de l’argent de poche à mon beau-père, en récupérant les consignes des bouteilles de lait,  en faisant des visites impromptues  dans le porte-monnaie de  ma mère, je finis par me constituer un pécule qui me permettra  d’acquérir plusieurs romans de Jules Verne.  A partir de là, je suis pris d’une fringale de lectures qui, depuis, ne m’a jamais quitté. Il me fallait connaître le XVIIème siècle français  dans les moindres recoins. Le critique littéraire distingué Emile Henriot avait consacré  plusieurs livres aux auteurs dits du second rayon. Il privilégiait Chateaubriand et Voltaire  au détriment  de plus modestes plumitifs. Je me suis alors employé à inverser les rôles.  J’ai mis en avant ces abandonnés, ces délaissés, ces écrivains prétendument obscurs, mais admirés par les amateurs éclairés,  et l’on sait que l’amateur éclairé a toujours raison. Chez moi, Paul d’Ivoi avait sa place entre Hector Malot et la Correspondance de Georges Sand.  « Choses vues » de Victor Hugo est venu se coller  plus tard à Georges Sand. La lecture de « Don Quichotte » me fit rejoindre l’utopie la plus totale. J’en ai toujours voulu  à Sancho Pança  de morigéner son maitre afin de le ramener aux réalités du jour, alors qu’il préférait rêver, salamalecs oblige, devant sa chère Dulcinée du Toboso. Ma bibliothèque commençait à s’étoffer, malgré quelques licenciements brutaux de ma part, ce qui me permettait d’accueillir des nouveaux venus  auxquels je croyais dur comme fer.  Jane Austen, Henry Fielding, Smollet, George Eliot, « Le vicaire de Wakefield » d’Oliver Goldsmith,  Daniel Defoe, Jonathan Swift, Virginia Woolf, Samuel Butler entrèrent dans la danse suivis par Lawrence Durrell qui m’initia aux jardins secrets de l’Orient avec son  « Quatuor d’Alexandrie ».  La question qu’il faut se poser après une lecture enthousiaste, reprise dix ans plus tard, est : Vais-je éprouver le même joie qu’au moment de la découverte de ce livre ?  Rien n’est moins sûr. C’est qui est sûr, c’est que j’éprouve le même ravissement chaque  fois que m’est donnée l’occasion d’ouvrir un livre d’Italo Svevo.  Quelques nouvelles d’Arthur Schnitzler me parlent encore. J’ai lu quasiment toute l’œuvre traduite de Stefan Zweig, un écrivain prisé en France. J’ai toujours éprouvé du plaisir à le lire, quoique sans ressentir cette complicité indispensable censée ferrer le lecteur. Heinrich von Kleist a trouvé sa place dans ma bibliothèque à côté de Peter Altenberg dont j’ai autrefois traduits des aphorismes. J’ai bien aimé le premier Italo Calvino (« Le vicomte pourfendu ») mais lentement j’ai décroché à cause de la seconde partie de son œuvre; également parce que l’ayant rencontré à Paris il m’apparut pas drôle, d’un sérieux de circonstance, déjà prisonnier du moule du grand écrivain. J’ai été étonné, ravi dans le meilleur sens du mot par les conférences de Guiseppe Tomasi di Lampedusa que les éditions Allia venaient d’éditer. Il avait lu Stendhal comme personne, il avait lu Byron et Shakespeare comme aucun critique professionnel n’aurait pu le faire.  Je ne formule aucun grief contre Robert Musil. Mon esprit qui craint les profondeurs est plus sensible à l’humour de l’écrivain-cinéaste Curt Goetz que l’on a comparé à Sacha Guitry. Je n’ai rien à reprocher à « La mort de Virgile » de Hermann Broch, un grand livre, cependant je ne saurais me passer des facéties du baryton Léo Slezak, le père de Walter, qui a laissé de savoureux souvenirs générateurs d’une sorte de fou-rire permanent. Dans un registre différent j’ai beaucoup pratiqué Jorge Luis Borges. Je me souviens comme si c’était hier avoir lu avec passion « Le capitaine des sables » de Jorge Amado, « Le partage des  eaux » d’Alejo Carpentier rencontré  dans les années 60 à la brasserie Le Stella dans le XVIème arrondissement.  « I confess » avoir goûté l’œuvre de Henry de Montherlant et de m’être vautré dans celle de Jacques Chardonne, ce qui ne m’a pas empêché d’encaisser deux grands chocs : celui de l’œuvre de Jean-Paul Sartre et de la plupart des bouquins de Jean Genet. « Hygiène des Lettres » d’Etiemble en cinq volumes m’a beaucoup appris. Je ne suis pas un adorateur de l’œuvre de E.M. Cioran, tant pis si je déçois. « Biffures », « Fourbis »,  « Fibrilles » de Michel Leiris m’ont exalté conjointement au roman « Les Vanilliers » de Georges Limbourg  et « Le Bleu du Ciel » de Georges Bataille. Je conserve « Poteaux d’angle » de Henri Michaux dans ma bibliothèque à cause du titre. J’ai connu l’homme et j’ai lu la plupart des livres de Roger Judrin, un écrivain échappé des cuisines du château de Versailles du Roi-Soleil, un homme d’une équité exemplaire; d’une exemplaire sévérité. On trouvera dans ma bibliothèque Henry Miller, Dos Passos qui m’a passablement secoué. « Tandis que j’agonise » de William Faulkner m’a posé quelques problèmes. M’éloignant de Faulkner je me suis rendu chez Thomas Wolfe, James T. Farrell, William Maxwell, Alexander Saxton avec « Chicago Triage », Walter van Tilburg Clark avec  « The Ox-Bow incident » et « The Track of the Cat ». J’ai salué Richard Wright, Iceberg Slim et l’étonnant et terrifiant à la fois Donald Goines, sans oublier bien entendu  Ernest J. Gaines. Raymond Chandler est un ami et le demeure. Contrairement aux critiques j’apprécie « La Dame du Lac » et « Charade pour écroulés ». A vingt ans j’avais ingurgité tous les russes du XIXème siècle, une formidable descente dans les âmes tourmentées. Dans ma bibliothèque figurent en bonne place quelques romans de l’écrivain espagnol Pio Baroja et l’ensemble de ce qui a été traduit en français par Claire Cayron du formidable écrivain portugais Miguel Torga. Je n’ai jamais éprouvé la nécessité de me constituer une « bibliothèque de l’honnête homme » s’alignerait, pour impressionner les amis, l’indispensable galerie classique. D’ailleurs les aurais-je lu ? Je me rappelle avoir aimé « Les mémoires d’un touriste » de Stendhal,  plus particulièrement la partie consacrée à la ville de Genève. Je me suis dit à ce moment là – c’était dans les années 50 – que peu de choses avaient bougé du temps de Stendhal, dans les mentalités en tout cas.  J’ai adoré les nouvelles de Pirandello. Je me suis laissé égarer dans les labyrinthes de Heimito von Doderer avec ses « Démons ». Un temps, j’ai été fanatique d’Ernst Jünger, du « Journal » et de ses « Abeilles de verre ». Découvrant « Double vie » de Gottfried Benn et son œuvre poétique, j’ai abandonné Jünger. Ma bibliothèque s’est encore enrichie d’un nombre incroyable d’auteurs de la Série Noire. Les petits maitres Frank et Henry Kane, l’écolo avant la lettre Lionel White, Ed Lacy  pourfendeur de  la ségrégation raciale, Day Keene et ses superbes créatures vénéneuses, Charles Williams et ses virées tragiques en haute mer, Pierre Siniac et ses bizarreries, Marc Villard et les quartiers chauds de Paris, Hugues Pagan, commissaire divisionnaire devenu écrivain qui tel un ouvre-boite sait mettre à nu les plus palpitants désordres de la nuit. Dans le domaine de la poésie je me suis installé chez Yves Martin, Christian Bachelin, Georges Perros, Wallace Stevens, William Carlos Williams, Emily Dickinson, Robert Frost, e.e. cummings. J’ai un faible pour Charles Bukowski, Steinbeck, Kerouac, Jim Thompson, Ross MacDonald, Malcom Lowry, Robert Penn Warren, le théâtre d’Eugene O’Neill, les romans d’Erskine Caldwell. Je voue une tendresse particulière à Frédéric Prokosch, rencontré à Paris lors d’une partie de bridge. Je maintiens à leur place Nick Tosches, Ross Thomas, Manchette. Le peu que j’ai lu des « Mémoires » de Casanova ne m’a pas encouragé à poursuivre. Depuis, j’ai découvert les Mémoires de Gorani, aventurier malchanceux du XVIIIème siècle, plus conforme à mon tempérament. J’aime assez les Ecrits intimes de Roger Vailland, les Journaux de Pierre Loti, les livres d’Albert t’Serstevens, ceux d’Ella Maillart, Nicolas Bouvier, d’André Guex, grand méconnu, les romans de Gregor von Rezzori, les études de Chesterton et ses enquêtes du Père Brown, Mongo Beti, ses pamphlets.

 

A cette énumération je veux rajouter quelques livres datés, charmeurs, les récits de voyages de Maurice Dekobra, que je préfère à ceux de Paul Morand. Parmi tant d’écrivains délaissés, oubliés, j’ai fourni ma bibliothèque en auteurs suisses : Georges Haldas, Edmond Gilliard, Jean-Marc Lovay, Maurice Chappaz, Gustave Roud, Charles-Albert Cingria et j’en oublie, tous au garde-à-vous sur mes rayons. Je possède à peu près deux cents livres sur le jazz en anglais et en français. Ces dernières années je me suis pourvu en œuvres de Louis Calaferte, Emmanuel Bove, Eugène Dabit, Louis Scutenaire, Jean Reverzy, André Héléna, Georges Hyvernaud, Pierre Herbart, Jean Forton, René Fallet, André Hardellet, Raymond Guérin,  André Chauviré, Pierre Dac,  Francis Blanche, André Frédérique, Desproges. Ces écrivains m’ont beaucoup appris. Je les tripote en permanence. J’ouvre au hasard un Carco, un MacOrlan, coincés entre mes dictionnaires, biographies, essais, témoignages en tous genres, y compris d’hommes politiques (biographie de Staline). Je m’aperçois à l’instant que j’ai failli oublier Cendrars, « Le Quart » de Nikos Kavvadias, « La rage de vivre » de Mezz Mezzrow et Bernard Wolfe, « Straight life » d’Art Pepper et Laurie Pepper, « The trouble with Cinderella » d’Artie Shaw,  « High times, hard times » d’Anita O’Day, « To be or not to bop » de Dizzy Gillespie, « Memoirs of a Professional Cad » de Georges Sanders, « My wicked, wicked ways » d’Errol Flynn et, pour boucler la boucle, « Mes années folles » de Marcel Dalio…

Plus on s’achemine vers la fin, plus le temps presse,  et pour reprendre à mon compte le beau titre d’un des livres de C.F. Ramuz, je dis adieu à beaucoup de personnages.

 


 

 

 

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Réminiscence gustative

Claire Garsault : La truffe au chocolat de chez Barrillo

À mon insu, en fouillant dans ma mémoire, m’est revenue… une irrésistible envie de truffe au chocolat. Pas n’importe quelle truffe au chocolat, une truffe de chez Barrillo.

Lorsque vous goûtiez au chocolat de Barrillo vous deveniez accro et tous les autres chocolatiers vous paraissaient fades et vulgaires.

Le moment magique des périodes de Noël était LE moment de la truffe au chocolat.

Dès le mois de Novembre, ce désir de déguster LA truffe devenait de plus en plus pressant, mais il fallait attendre, différer l’instant magique.

Ne dit-on pas que le plaisir est dans l’attente? Alors, imaginez la qualité du plaisir lorsqu’enfin arrivait le jour de la première fournée.

La traque à la truffe était quotidienne. Un coup d’œil scrutateur sur la vitrine vous permettait de connaitre l’instant T.

Alors, tremblant d’avance au contentement gustatif, les trois marches franchies,  vous poussiez la porte ouvrant sur un monde de délices.

Mme Barrillo accueillait tous ses « drogués » avec un large sourire. Un échange personnel s’engageait, et après quelques minutes fébriles, elle posait enfin la question tant attendue : « Et pour vous, qu’est ce que ça sera aujourd’hui ? »

Enfin on pouvait prononcer le mot magique : « Je voudrais cinq truffes, s’il vous plait et (pour se donner bonne conscience et ne pas paraître trop accro) un pain du dimanche. »

Le dimanche était le seul jour, où Monsieur Barrillo, génial pâtissier, faisait le pain. Un pain tendre, moelleux, goûteux, unique. Pour le mériter, il fallait se lever tôt, les quantités étant limitées.

Mais ce-jour là, le pain Barrillo n’était qu’un prétexte.

Madame Barrillo saisissait d’un geste rompu le sachet de plastique transparent et l’ouvrait. Sa main droite, empoignait la pince argentée, qui déposait une à une les truffes tant convoitées.

Le petit sac était fermé d’une faveur rose et vous était remis avec délicatesse.

Enfin, vous aviez l’objet d’une année d’attente.

Il fallait maintenant le maintenir en l’état. Pas question de le déposer négligemment dans votre sac, vos truffes risqueraient l’écrasement. Alors vous portiez devant vous le petit sachet dans une attitude que certains qualifieraient de ridicule, mais qu’importe, il fallait qu’elles arrivent entières chez vous.

Enfin dans la protection de votre maison ! Le sachet délicatement posé sur la table de la cuisine, loin des truffes canines qui risqueraient de s’en emparer, pensant que cela leur revient de droit.

Un thé vert aux feuilles de jasmin infuse.

Le canapé du salon est libre.

Le rituel doit être parfait.

Installé confortablement, vous ouvrez délicatement le sac et de deux doigts tremblants, vous saisissez délicatement la première que vous portez d’abord à votre nez. L’odeur de la truffe est un élément important de la dégustation. Vous humez généreusement avant d’oser la porter à vos lèvres.

La poudre qui s’y dépose vous donne un avant goût du nirvana imminent. Il y a certainement des papilles gustatives sur vos lèvres, car vous ressentez un  plaisir indicible. Puis, après un moment d’hésitation vous enfournez enfin l’objet tant convoité, et là une multitude de saveur envahit votre palais.  Pas question de croquer la première, gourmand, il vous en faut l’intégrité.

L’objet est important, et votre bouche ne semble pas suffire à le contenir. Mais qu’importe, vous être seule et le fait que vos joues soient proches de l’explosion doit faire parti du rituel.

Peu à peu, la truffe fond dans la chaleur de votre bouche. Progressivement elle descend le long de votre œsophage. Chaque millimètre de votre sphère buccale est  relié à votre cerveau. Le monde n’existe plus que dans votre bouche.

La bouche encore pleine, comme quelqu’un en manque, vos yeux fixent les quatre autres truffes. Il vous en faut une autre et vite.

Vos doigts se saisissent nerveusement d’une deuxième. Celle-ci sera croquée, juste pour que le plaisir soit plus long. Vos dents sentent la souple douceur de la truffe et pourtant c’est avec lenteur que vous la mordez.

Une partie dans votre bouche, l’autre entre vos doigts, surtout que personne ne vienne troubler ce moment d’extase.

Que faire des trois dernières. Il faut être raisonnable et se réserver d’autres moments d’intense intimité avec elles.

D’un mouvement sûr, vous décidez de vous, et de les cacher aux autres. Le tiroir du buffet sera l’endroit idéal, il n’y a que vous en général qui l’ouvrez.

Reste à faire disparaitre aux yeux des envieux les traces sur vos lèvres, vos dents et vos doigts.

Alors vous vous lancez dans une toilette méticuleuse, digne d’un chat, car pas question de laisser un mouchoir vous frustrer de la moindre parcelle de votre truffe.  Votre langue passe et repasse sur vos dents, puis s’essuie sur votre palais. Elle entreprend ensuite l’investigation de vos lèvres et enfin, ce sont vos trois doigts qui ont tenu la chose qui sont léchés. Un coup d’œil rapide au miroir vous indique si vous avez bien fait disparaitre tous les indices compromettants.

Et c’est avec une nostalgie sans pareille que vous avalez le thé au jasmin.

Toutes traces visuelles ou olfactives ont disparu. Reste le souvenir.

Vous vous promettez de ne pas céder à la tentation avant le lendemain.

Mais pourrez-vous tenir ?

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Trois regards sur la BIBLIOTHÈQUE : 1. Mes bibliothèques

Olivier Eyquem : « Mes bibliothèques »

 

 

Je ne conçois guère qu’un appartement soit dépourvu de bibliothèque, et il m’a toujours semblé naturel, voire inévitable que celle-ci finisse par coloniser la totalité des murs du sol à plafond, livrant à celui qui prend le temps de la scruter des pans entiers de la personnalité, des rêves, de la vie présente et passée de son usager.

Ayant eu la chance de disposer très tôt de ma propre chambre (celle-là même où j’écris ces lignes), j’y ai installé, dans un premier temps, un simple casier de bois blanc d’environ 80 cm de long, que j’ai accroché au mur pour y placer mes premiers bouquins et dictionnaires. Le fonds s’est rapidement enrichi, et il a fallu trouver une astuce, qui consista à aménager quelques rayonnages d’une horizontalité douteuse sur le côté d’une penderie de fabrication artisanale. En entrant dans la pièce, on longeait cette bibliothèque de fortune d’environ 1, 20 m de large, qui vous faisait une manière de comité d’accueil. Des dizaines de livres aux thèmes les plus variés (histoires de bêtes, récits d’aventures maritimes comme la fabuleuse odyssée du Kon-Tiki, livres d’astronomie, romans) vous saluaient comme autant d’amis, se prêtant docilement au rituel de l’examen, de la palpation et du feuilletage. (Plus tard, j’ai eu la surprise de voir un célèbre acteur de la scène littéraire ouvrir chez moi quelques ouvrages et y plonger le nez avec délectation pour en humer l’odeur.)

Les choses devenant plus sérieuses, il fallut envisager la construction d’une vraie bibliothèque (toujours en bois blanc), d’environ 3, 50 mètres de large, arrivant au ras de la porte. Elle s’arrêtait à une trentaine de centimètres du plafond, ce qui permit plus tard à mon chat, l’infernal Rocco, de s’y jucher et de guetter le bon moment pour atterrir en vol plané sur mon bureau, envoyant valser les feuilles que j’étais en train de noircir.

La topographie de la chambre évolua, et la penderie « émigra » sur un autre mur après intervention d’un menuisier professionnel, qui y installa une nouvelle alcôve. Il devint ensuite nécessaire de rajouter un pan d’environ 1, 20 mètre de large, raccordant avec la fenêtre.

Ou, serait-on tenté de pousser un grand « Ouf », mais l’histoire ne s’arrête pas là, comme on le verra plus loin.

Faisons, entre-temps un retour en arrière.

D’aussi loin que je me souvienne, les livres ont toujours été pour moi d’indispensables compagnons, aussi présents, aussi vivants que s’ils avaient été de chair et de sang. Je me souviens encore dans les moindres détails du matin où je découvris que je pouvais désormais lire seul et d’une traite la phrase que, la veille encore, j’ânonnais. Moment inoubliable où tout le champ de l’écrit s’ouvrait d’un coup grâce à mon album « Bambi ». Jules Verne, Alexandre Dumas, Jack London, Daniel Defoe, Lewis Carroll et même la Comtesse de Ségur prirent le relais, inscrivant dans ma mémoire d’ineffaçables images : la fleur de lys sur l’épaule de Milady, les pas de Vendredi sur le sable fin, la mort tragique de Constance, et cette chute fabuleuse du chapitre XX de « l’Île Mystérieuse » : « Et, en effet, un navire était en vue de l’île Lincoln! » Essayez de vous endormir après cela.

Les périodes où j’étais souffrant étaient particulièrement bienvenues. Je restais toute la journée à lire au lit, la fièvre montait d’heure en heure, mêlant les effets du virus de la grippe à celui de la lecture. À peine avais-je fini un livre que j’envoyais, dictateur en herbe, ma mère en chercher un autre chez le libraire d’en face. Période bénie des dieux!

J’ai parlé d’images, et il ne fait aucun doute pour moi que c’est à travers ces romans et leurs épisodes les plus visuels que s’est esquissée ma cinéphilie, à l’âge où je ne voyais quasiment aucun film, n’éprouvais pas le moindre intérêt pour le cinéma, et ne lisais aucune BD (Même Tintin était persona non grata, et il me fallut attendre de cohabiter quelques mois avec ma jeune cousine pour le découvrir vers 12 ou 13 ans.)

Le cinéma ayant fait une entrée tardive dans ma vie (à quinze ans, grâce aux articles de critiques des « Cahiers du Cinéma » que publiait l’hebdo « Arts »), l’idée s’imposa tout naturellement de l’appréhender sous l’angle  » film d’auteur », par une approche académique. Il me fallait lire le maximum de choses sur le réalisateur du film (presque toujours américain) que je venais de découvrir, et bien sûr acquérir tout livre paru à son sujet. Le marché était hélas très réduit, seuls deux éditeurs comptaient vraiment : Seghers (le meilleur, avec sa collection « Cinéma d’aujourd’hui » dirigée par Pierre Lherminier) et les Éditions Universitaires (le fameux Hitchcock de Chabrol et Rohmer que je dévorais avec passion).

L’essentiel de notre savoir passait donc par les revues spécialisées : les « Cahiers », « Positif », le « Monthly Film Bulletin » du British Film Institute, « Sight and Sound » et « Films and Filming ». Ces périodiques, guettés avec impatience, occupaient une place de plus en plus significative dans ma bibliothèque déjà bien pleine. Il fallut donc déborder dans le couloir (heureusement assez long), puis se résoudre à évacuer une partie de la fiction à la cave (la pire des solutions), et finalement la quasi-totalité à la campagne.

Le désir de connaître mieux le réalisateur-auteur élargit de façon quasi automatique le champ de mes investigations livresques en direction des scénaristes (que l’édition américaine n’a que tardivement pris en considération) des « moguls » (directeurs de studios), des décorateurs, des chefs opérateurs, des costumiers. Et les acteurs? Pas vraiment, en tout cas pas tout de suite. N’étant jamais passé par la phase primaire d’identification/idolâtrie à laquelle certains cinéphages s’arrêtent très tôt, je les considérais comme accessoires – purs objets au service de la mise en scène. Il m’a fallu des années et maintes discussions avec un vieil ami cinéphile et réalisateur pour mieux apprécier les qualités propres qu’un grand comédien apporte à ses films, par son physique et sa photogénie, sa voix, sa gestuelle, ses maniérismes et ces milliers d’éléments incernables qui font de lui un authentique coauteur. J’en ris encore…

Il m’a alors fallu prendre en compte ce nouveau « champ » et trouver de la place pour des masses de biographies et autobiographies (nulles dans leur écrasante majorité) ainsi que pour quantité d’albums de la collection Citadel et d’études signées James Robert Parish sur les « Glamour girls », les « Paramount Pretties », etc.

N’ayant aucun goût pour les bibliothèques publiques (je suis allé en tout deux fois à celle de l’IDHEC, et me suis promis de ne pas y retourner), il m’a fallu envahir un peu plus l’espace familial pour accroître mon domaine.

 


Aujourd’hui, ma bibliothèque cinéma occupe d’après mes calculs 60 mètres linéaires, et se répartit sommairement en : ouvrages généraux (les Larousse, « 50 ans de cinéma américain » de Coursodon et Tavernier), index (les « Screen Worlds » annuels, abandonnés par moi compte tenu de leurs interminables délais de fabrication et de médiocrité des tirages), catalogues (les épais et indispensables volumes de l’American Film Institute, maintenant consultables en ligne), scripts (notamment la belle collection Warner et « L’Avant-scène » pour laquelle j’ai eu le privilège de faire un « spécial Preminger », biographies, monographies (l’excellent et opulent « Cyd Charisse » de Jean-Claude Missiaen), autobiographies (Frank Capra, Robert Parrish), livres d’entretiens (le Hitchcock de Truffaut, ouvrage pionnier du genre, les Kazan, Losey et Kubrick de Michel Ciment), essais sur des genres (film noir, décors, comédie musicale, western, etc.)

Qui de l’apparence physique, de la valeur esthétique des meubles qui renferment ces livres ? Je n’y ai jamais attaché la moindre importance, ou, plus exactement, j’ai souhaité que mes bibliothèques aient le look le plus neutre possible : blanches sur un mur blanc dans la quasi-totalité des cas, les livres se détachant ainsi sur un arrière-plan immatériel à peine visible. Je hais ces bibliothèques ostentatoires qui prennent la pose, qui attirent l’attention sur elles. C’est le livre qui m’importe et je n’aime pas qu’on lui fasse un écrin, qu’on l’aligne comme à la parade ou, pire encore, qu’on l’enferme derrière une porte vitrée et/ou grillagée. L’idéal est qu’il soit à portée de regard ou de main, que nous puissions échanger un signe de connivence, qu’il me rappelle nos « conversations » passées, mes découvertes, mes trouvailles.

La présence de nombre de ces livres à caractère documentaire résulte en effet de trouvailles inattendues, dans des bacs exposés aux intempéries (Joseph Gibert fut une bonne source : c’est là que j’ai trouvé, miraculeusement, l’autobiographie passionnante de Ben Hecht, que je n’ai jamais revue depuis) ou dans le foutoir insensé de Shakespeare & Co. (où j’ai déniché la biographie de Bazna, le vrai « Cicéron » de L’AFFAIRE CICÉRON, dont j’ignorais jusqu’à l’existence, et ce deux jours avant d’envoyer ma préface à la réédition du livre de Moyzisch). Il semble qu’un ange gardien veille sur le chercheur, et l’aiguille dans la bonne direction au bon moment, comme j’en ai eu la preuve quantité de fois. Inutile de préciser que ces trouvailles ont un prix tout particulier, et qu’on se souvient toujours avec une précision des circonstances dans lesquelles elles sont survenues.

La masse compacte de la bibliothèque m’accueille dès l’entrée, elle ne m’écrase jamais, je la sens complice et la retrouve avec plaisir dès le réveil et encore plus après une absence. Oui, elle est , solide au poste, comme un mur protecteur, comme un barrage dressé contre un monde extérieur infiniment moins riche et gratifiant que celui que j’ai élu. (Amateur de psychologie à deux balles, je te tends la perche, et j’imagine que tu t’en empareras goulûment.)

De cet ensemble protéiforme qui n’a guère pris de poids ces dernières années, j’ai dû retrancher quantité de scénarios et des centaines de dossiers de presse rédigés au fil de quatre décennies. Ces « saignées » sont le seul moyen de décongestionner une bibliothèque à vocation utilitaire et je conseille de s’y résoudre sans état d’âme.

Le « cœur » d’une bibliothèque Fiction bat, lui aussi, à son rythme, comme un organe vivant. Il est fait de strates multiples, de plaques tectoniques qui se chevauchent, se repoussent mutuellement, dissimulant parfois certains titres au deuxième plan, les cachant traîtreusement à la faveur d’un dépoussiérage de printemps et d’un rangement malhabile.

Il y a aussi les livres qu’on prête et qu’on vous rend à l’état de torchon, et ceux qu’on ne vous restitue jamais parce que la personne les a égarés ou est partie vers une mystérieuse destination. Un jour, peut-être, elle reviendra (c’est très improbable), ou bien, vous retrouverez votre livre chez un bouquiniste.

Ces livres surgis par hasard, évanouis ou hérités sont les vecteurs de souvenirs plus dramatiques que les autres, acquis et conservés dans des circonstances ordinaires. Ils sont les reflets de nos relations fluctuantes, la résultante des petites et grandes histoires personnelles qui jalonnent les vies les mieux protégés.

Enfin, il y a ces livres qui nous sont particulièrement chers, que nous transmettons à une personne appréciée, et dont nous apprenons avec émotion qu’ils ont réussi leur « transplantation » et ont pu changer le cours d’une existence.

Et quel plus beau cadeau rêver?

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JE ME SOUVIENS . 1 (émois, bonheurs, désillusions)

Ces « JE ME SOUVIENS » sont un tout premier montage de réminiscences des 3 coauteurs, désignés ci-dessous par les initiales de leurs prénoms : A (Alfred), C (Claire), O (Olivier). D’autres montages à une ou plusieurs voix jalonneront les prochaines livraisons.

ÉMOIS, ÉMOI…

Audrey Hepburn, dans LOVE IN THE AFTERNOON (Ariane)

C : Je me souviens de mon premier émoi amoureux pour un long cil.

O : Je me souviens du petit cratère que j’ai creusé à sept ans à la vue d’une jolie rousse en frottant mon ventre au sable de la plage d’Hendaye.

A : Je me souviens d’Evelyne, dix-huit ans, sportive, une superbe plante, dire à ses copains d’université qu’il y avait encore de la place dans son lit.

O : Je me souviens du nombril géant d’Anita Ekberg sur les affiches de ZARAK LE VALEUREUX.

C : Je me souviens, comme si c’était hier, de mon premier rendez-vous avec celui qui a partagé ma vie pendant vingt-sept ans.

C : Je me souviens du premier appel téléphonique passé à Alain  : « Allô! Étoile 3637, Bonjour, j’aimerais parler au maître de la Planète. »

C : Je me souviens du premier repas pris avec lui au restaurant Les Petites Écuries, rue Conti : un repas confidence, je ne voulais pas qu’il soit déçu celui-là, il me plaisait trop.

C : Je me souviens de ma fierté d’être sa femme et de ma crainte de ne pas être celle qu’il lui fallait.

A : Je me souviens qu’il y avait dans les années soixante, à Paris, un numéro de téléphone flottant sur lequel on pouvait se brancher, parler à des jeunes femmes et leur donner rendez-vous.

O : Je me souviens de Maria Félix arpentant comme une reine les allées du Marché aux Puces sous les regards ébahis des passants ; d’Harriet Andersson courant nue vers la mer dans MONIKA ; des pubis floutés des nymphes grassouillettes de Paris Hollywood ; des fesses rebondies de Cunégonde dans l’édition de Candide illustrée par Brunelleschi.

C : Je me souviens de mes premiers émois d’enseignante : je savais que là était ma place de femme.

C : Je me souviens de notre séjour à Venise où je suis tombée amoureuse du Caravage et d’un magnifique portrait de jeune homme du Titien.

BONHEURS

 

Doris Day (et John Raitt), dans THE PAJAMA GAME (Pique-nique en pyjamas)


 

 

 

 

 

 

O : Je me souviens du Kaiserschmarren (crêpes épaisses, au sucre et à la confiture de myrtille) de la Seiseralm de Santa Christina, sublime étouffe-chrétien qui me ramena des années plus tard vers ce haut pâturage tyrolien sans égal en Europe.

C : Je me souviens du bien-être que j’éprouvais dans MES montagnes, l’impression de liberté, de vivre pleinement chaque moment, chaque paysage.

O : Je me souviens de l’émerveillement qui me saisit lors de ma première permission quand je redécouvris  successivement la Place de la Concorde en taxi et l’intérieur du réfrigérateur familial.

C : Je me souviens de mon désir fou de retourner à Venise et de voir Rome.

 

DÉSILLUSIONS, NOSTALGIES ET PETITS DÉBOIRES (Noir, c’est noir)

Lucy Muir (Gene Tierney) dans la brume des regrets

 

 

 

 

 

 

 

O : Je me souviens d’avoir gâché un face-à-face pour avoir voulu faire une surprise à une actrice pour qui battait mon cœur.

C : Je me souviens de ma vie merveilleusement banale qui me manque tant.

A : Je me souviens d’avoir interviewé un écrivain hollandais à Saint-Malo en compagnie d’une fort jolie interprète que j’avais sollicitée, pour apprendre le lendemain qu’ils avaient passé la nuit ensemble.

O : Je me souviens des deux gifles que j’ai jamais reçues de mes parents.

C : Je me souviens que j’ai tellement fait le ménage dans ma vie que j’en ai oublié l’essentiel : vivre.

O : Je me souviens d’un entretien filmé, avorté sans raison valable par le réalisateur que j’admirais le plus, et qui me reprochait de lui poser des questions dont je connaissais la réponse.

C : Je me souviens du sauvetage d’une petite, mignonne, délicate souris blanche qui, pour tout remerciement, dévora mon fauteuil.

A : Je me souviens d’avoir acheté au Maroc, pour une bouchée de pain, après de longues discussions, un étui en cuir et, revenant à l’hôtel, m’entendre dire par le concierge que je m’étais « encore fait rouler ».

A : Je me souviens de m’être trouvé à Munich en mai 68 et de m’être vu refuser mes francs dans un bureau de change, du fait que « Mein Herr, votre monnaie ne vaut plus rien ».

O : Je me souviens d’avoir vainement demandé qu’on m’offre une chevalière en or pour mes douze ans.

(À suivre…)

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MÉMOIRE/MÉMOIRES sort des limbes…

Ce 7 novembre 2010, lancement du blog MÉMOIRE/MÉMOIRES, conçu par  Olivier Eyquem, Alfred Eibel et Claire Garsault., dédié au thème de la Mémoire. Dans cette  « livraison » : un premier montage de « JE ME SOUVIENS », le premier des trois billets  rédigés à ce jour sur le thème de LA BIBLIOTHÈQUE et en bonus… un souvenir gustatif rare…

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