UNE ANNÉE STUDIEUSE, d’Anne Wiazemsky

Ce n’est pas un premier amour, mais tout comme, avec son cortège d’élans aveugles et de doutes lancinants. À dix-neuf ans, au sortir d’un premier film sous la direction de Bresson, Anne Wiazemsky écrit à Jean-Luc Godard une lettre de « fan », qui a tout d’une déclaration d’amour. Ingrid Bergman l’avait fait avec Rossellini quand elle aspirait à quitter Hollywood, mais le pari était tout autre puisqu’elle avait, dit-on, sollicité parallèlement d’autres « sauveurs ». La lettre d’Anne arrive miraculeusement à son destinataire… qui avait recouru à des sollicitations encore plus directes pour attirer l’attention d’une jeune inconnue qui deviendrait Anna Karina.  

La lettre enflamme Godard, mais les contretemps s’accumulent, et les premières inquiétudes surgissent, qui perdureront de longs mois, en alternance avec de purs moments de bonheur. Quid de cette différence d’âge  avec le réalisateur (dix-sept ans) ? Comment réagira sa mère ? Et son grand-père, François Mauriac, qui est aussi son tuteur ? Anne éprouve les douloureux vacillements de l’adolescence, se demande si cet amant fantasque, farceur, fougueux, mais parfois étrangement distant ne va pas sortir d’un coup de sa vie.

Un autre « mentor », providentiel, entre en scène : Francis Jeanson. Là aussi Anne n’y est allée par quatre chemins, en demandant à cet intime de Sartre d’assurer sa formation philosophique. Jeanson répond aussitôt « présent », avec une générosité qui force l’admiration. Il la traitera en égale, avec autant de délicatesse que d’humour, sans lui passer la moindre facilité, le moindre relâchement. Le gai savoir n’est pas un vain mot avec un initiateur aussi disponible, aussi encourageant.

 Avec JLG, c’est tout différent bien sûr, mais aussi stimulant, car il multiplie à son adresse les petit cadeaux, les messages cryptés, les chapelets de citations. Charmée, mise en condition par ces jeux de piste, Anne croit pouvoir franchir le cap qui, du ludique, mène au réel. Elle présente innocemment Godard à sa mère… et c’est la catastrophe. Après cette rencontre glaciale, d’une grande violence, Anne se voit retomber sous la coupe du clan Mauriac. Elle se trompe à cet égard, car le « patriarche de Malagar » lui réserve quelques surprises…

Entre-temps, Anne poursuit tant bien que mal ses études à Nanterre. Son couple tangue, frôle le naufrage. La jeune fille (car on est jeune à dix-neuf ans, en 1966) se sent prisonnière de son amant, trop présent, étonnamment  sans-gêne lorsqu’il insiste pour l’amener à la fac dans sa belle voiture de sport, qui ne manquera pas de les faire repérer. Après cela, Jean-Luc poussera l’inconscience jusqu’à lui acheter une voiture, alors qu’elle pas le permis, puis à suggérer, indécrottable, que la mère face office de chauffeur.

Reniée par cette dernière, repoussée par sa famille, Anne trouve en François Mauriac l’allié le plus précieux, le plus attendu pour qui connaît son goût de la provocation. L’écrivain, qui sait dans sa chair ce que signifie l’exclusion, se montrera fort tolérant. Le terrain ayant été préparé par l’habile Jeanson, il ne restera à Godard qu’à faire sa « demande » en tenue bourgeoise pour emporter le morceau…

Graves, tendres, souvent drôles, ses récits sont servis par une mémoire photographique qui a capté sur le champ l’essentiel, le restituant en une langue ardente et sincère. Aux marges de cette histoire narrée avec fraîcheur et vivacité, l’amateur de cinéma trouvera l’évocation « brute » du tournage de « La Chinoise ». Il s’amusera selon son humeur de l’accueil scandalisé de l’Ambassade de Chinois qui qualifiera JLG de « crétin réactionnaire ». Il appréciera  tout autant le souvenir d’une nuit d’amour chez Jeanne Moreau et d’une hilarante conférence de presse où Godard roulera chacun dans la farine, y compris le malheureux Jean Vilar aux prises avec une mémoire défaillante qui confond chinoise et tonkinoise… Historiettes, si l’on veut, délectables, émouvantes, qui suscitent sans peine la nostalgie…

O. E.

Gallimard, 2012

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« Dieu » et MOI (CQFD)

J’ai compris très tôt que je devais me méfier de « lui ». L’école où mes parents avaient cru bon de me placer sous la pression d’une tante dévote m’avait rapidement exclu pour avoir demandé la traduction en bon français du « Fruit de mes entrailles ». Guère affecté par ce renvoi, plus infamant pour ses instigateurs que pour moi-même, je savais déjà l’Homme capable des pires tromperies. Les preuves abondaient. Le lapin blanc reçu pour pour mes quatre ans n’avait-il pas mystérieusement disparu pour finir ses jours dans un labo sans qu’on n’ose m’en donner la raison? Mes quelques croyances exigeaient d’être étayées, bétonnées.

Raison pour laquelle j’ai longtemps cru au Père Noël, qui me prodiguait toutes sortes de cadeaux…

Restait à régler l’épineuse question de l’INEXISTENCE de « dieu », car là, je ne marchais vraiment pas. Je devais avoir cinq ans lorsque j’ai mis au point cette expérience full-proof. M’étant enfermé dans ma chambre, je me suis agenouillé sur mon petit lit, joignant pieusement les mains pour une supplique de mon cru : « Si tu existes, foudroie-moi s’il te plait au troisième « merde » que je t’adresserai. » Silence rassurant de l’Éternel… D’une voix hésitante, je lance alors mon premier « merde ». Pas de réaction. Un deuxième. Toujours rien. Puis le troisième…

Je suis encore là…

O. E.

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« APOSTROPHES » EN DVD

La meilleure soirée télé des années 1970 débutait le vendredi par une mélodie et un générique guillerets qui vous arrachaient à la torpeur des repas de fin de semaine. Le décor, harmonieux, ample mais point trop, lumineux et joliment proportionné, participait de cette mise en train. Il était propice au bien-être et à la concentration, vite acquise, de l’auditeur. Bernard Pivot, maître des lieux y officiait, souriant, bonhomme, malicieux. Ses premiers mots posaient le thème vedette de l’émission du jour, structurant les entretiens à venir. L’ambiance ainsi créée ménageait une entrée en douceur dans l’univers de chaque auteur. Elle échappait à la pesanteur de la promo ; guidés d’une main souple et ferme par l’ami Bernard, nous étions introduits dans un cénacle de qualité, où nul ne s’abaisserait à vendre son produit. Pivot était certes « vendeur » au plus haut degré (on le lui a assez reproché !) mais l’intérêt qu’il portait à dialoguer avec chaque invité était manifeste, autant que sa volonté de les impliquer dans une conversation générale. Sa curiosité éveillait la nôtre, chaque livre nous semblait riche de promesses singulières. L’amphitryon avait choisi lui-même en toute indépendance ses thèmes et ses intervenants, sélectionnés le plus souvent pour leur remarquable aisance, mais aussi, parfois, pour leur grande modestie qui ne demandait qu’à être bousculée (faut-il rappeler le « cas » Modiano, si touchant ?) Les grands fauves de l’édition, façonniers de succès prévisibles, avaient un discours rodé depuis des années. Leur intervention n’aurait pas échappé à une fâcheuse impression de « déjà-vu » si Pivot, finaud et faux candide, ne s’était ingénié à les déstabiliser juste assez pour les obliger à sortir de la routine. C’était tout bénéfice pour le téléspectateur, a qui était prodiguée une très jouissive illusion d’impromptu et d’inédit. On ronronnait d’aise à voir Bernard le matou jouer des pattes pour amener l’écrivain là où on s’y attendait le moins.

Les douze « Apostrophe » rassemblées par les éditions Montparnasse dans un coffret de 6 DVD témoignent du haut niveau et de l’éclectisme de cette émission qui fait date dans l’histoire de l’audiovisuel. Populaire et sans concession, elle est sans doute le fleuron d’un Service Public qui a perdu le sens de sa mission. Saluons le retour de cette star du PAF qui n’a rien perdu de sa fraîcheur, et souhaitons que ce premier ensemble ait une suite.

Olivier Eyquem

 

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Éloge d’une « ANONYME »

Ce n’est pas une vague « nostalgie » qui me pousse à célébrer cette femme dont le souvenir m’est revenu hier, tel qu’il s’était figé il y a quatre décennies. Le temps écoulé n’aurait pas suffi à la parer des qualités humaines qui en font l’emblème des aspects les plus vertueux de son ère.

Il me semble avoir connu la fidèle Madame Mallet de toute éternité. Elle surgit dès que je fus en âge d’aller au jardin d’enfants, et continua de jouer un rôle pratique, puis symbolique dans notre vie de famille jusqu’aux années Mitterrand.

Madame Mallet avait un prénom, bien sûr, mais je ne l’ai pas retenu et il ne me semble l’avoir jamais entendu prononcer à la maison. Tout en étant la simplicité même, son quant-à-soi instaurait une impalpable distance qui prohibait toute familiarité. Nous savions d’elle ce qu’elle consentait à livrer avec une pudeur toute protestante, et étions dissuadés d’en demander plus. Elle menait une vie « ordinaire », qui consistait essentiellement à rendre de multiples services. Elle était celle à qui l’on confiait pour quelques heures un gamin qu’elle nourrirait excellemment dans son petit appartement de la rue de Javel ; celle qui recoudrait une paire de rideaux, tricoterait un pull, etc. Pour ces aides, elle ne demandait jamais que le juste prix. L’argent circulait ainsi avec une remarquable fluidité, de façon quasi invisible, à une époque où le concept de « service à la personne » n’était pas institutionnalisé, et relevait de l’entraide et de la solidarité.

Cette femme au train de vie assurément modeste ne vous faisait jamais sentir qu’elle devait travailler et qu’il lui fallait gérer minutieusement son budget. Elle était mariée à un ouvrier imprimeur. Travailler à l’Imprimerie Nationale était un gage de qualité professionnelle, une source de fierté. Ces hommes appartenaient à une élite. On ne se doutait pas alors que le plomb diffusait dans leurs poumons un poison mortel. Monsieur Mallet, homme râblé, franc et robuste à l’image duquel j’associe spontanément celle de Lino Ventura, fut emporté par un cancer avant la cinquantaine.

Madame et Monsieur Mallet avaient mis de l’argent de côté pendant des années, dans l’intention de se faire construire un pavillon sur la côte atlantique. Veuve, Madame Mallet réalisa ce rêve, devenu pour elle un devoir de mémoire. Pour boucler l’affaire avec un petit coup de pouce de ses nièces, elle travailla comme réceptionniste à temps partiel pour une dentiste du quartier, Simone B. « Travailler » est, ici encore, un terme restrictif, mal adapté à la relation d’absolue dévotion réciproque que ces deux femmes entretenaient. Pour Simone, Madame Mallet faisait figure de sœur aînée, de confidente, d’éducatrice. Elle s’occupait depuis toujours de son fils, qui considérait encore, des années plus tard, comme l’une de ses plus proches parentes.

Socialiste de toute éternité, et foncièrement égalitariste, notre amie eut un jour le bonheur croiser François Mitterrand dans la rue. Elle lui déclara sans ambages : « Vous savez, j’ai voté pour vous ! », et lui demanda de poser à ses côtés, ce qu’il fit de bonne grâce. Ce fut un des moments des plus émouvants de la vie de Madame Mallet. On se gaussera peut-être, mais ce court échange et ce geste me comblent et me touchent. J’y vois un point de jonction symbolique et affectif entre deux histoires un instant partagées : celle d’un homme public et d’une « anonyme » connue et respectée de tout le quartier sous le seul nom que je lui connais : « Madame Mallet ». Honneur à vous, vieille amie depuis longtemps disparue, vous étiez une vraie Dame.

O. E.

 

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Je hais le téléphone!

TÉLÉPHONE

 

 

 

Me voici de retour dans cette maison de l’Oise où nous passions près de la moitié de l’année. Maison aimée pour bien des raisons, en particulier pour sa luminosité, son dépouillement, la rigueur de ses lignes et volumes. Elle intimidait certains, mais séduisait des gens réputés « simples », que j’ai vu rester béats d’admiration, osant à peine franchir le seuil.

Quelques photos et affiches ornent les murs blancs, mais aucun de ces « souvenirs » qu’affectionnent tant les générations passées n’encombrera jamais le dessus du long buffet parallélépipédique en stratifié blanc de la salle à manger. Il dissuade les plus fervents amateurs de napperons, portraits grand-maman, peluches et fanfreluches ramasse-poussière d’investir son territoire et d’en troubler l’hygiénique austérité.

Il est pourtant, sur ce buffet, un objet chargé de souvenirs : le TÉLÉPHONE. J’ai quelques bonnes raisons d’apprécier, mais aussi de détester cet accessoire. Je hais qu’il sonne au plus mauvais moment, et soit le messager de tant d’appels masqués qui font grimper ma tension en flèche. Je n’aime pas sa sonnerie numérique qui me fait regretter les appareils à cadran de l’époque du « 22 à Asnières », dont le timbre guilleret mettait en branle toute la famille.

Je ne pousserai pas la mauvaise foi jusqu’à prétendre que ce téléphone d’un joli design n’est qu’un intrus. Il m’a été utile plus fois, dans ce secteur qui fut mal desservi par les grands réseaux. Mais je lui dois aussi les deux pires souvenirs des quatre dernières années, qui me rendent incurablement méfiant à son égard. C’est son clignotant rouge, qui un matin d’octobre 2009 me fit rappeler l’hôpital de Pont St. Maxence pour l’annonce que j’espérais ne jamais entendre. C’est encore lui et son satané clignotant, qui un matin d’août 2013 me fit pressentir que je serais désormais « orphelin » à plein-temps.

Durant l’intervalle, mon premier regard du matin a toujours été pour lui. Bien que n’aie plus de raison de le craindre, ma défiance et ma répulsion restent vives. Je sais qu’un jour une bonne, une vraiment, vraiment BONNE nouvelle m’en guérira, mais pour l’heure…

O. E.

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« À POIL PENDANT TOUT LE FILM! »

« Qu’est-ce que tu racontes? Arrête un peu! »

« Je vous jure. Je l’ai vue hier « Elle » est  à poil du début à la fin. »

Un petit groupe s’est agglutiné autour de « l’expert », premier de notre terminale du lycée Claude-Bernard à avoir joui de ce spectacle. Cela fait belle lurette qu’Ulla Jacobson dans « Elle n’a dansé qu’un seul été », le décolleté de Lollobrigida dans « Fantan la Tulipe »  et  les cuisses charnues de Mangano dans « Riz amer » nous laissent froids. Mais avec ELLE, nous tenons un nouveau sex-symbol français qui ne tardera pas à éclipser Martine Carol, Françoise Arnoul…

Je LA suis dévotement, le cœur battant, depuis mes treize ans. Je suis mûr pour franchir une étape décisive de notre relation virtuelle.

Cette année-là, j’ai encore dû subir (grand-mère oblige)  un insipide Fernandel, une série de documentaires ethnographiques et, last but not least, le sirupeux « L’Eau Vive » de François Villiers, dont la chanson de Guy Béart me donne la nausée.

Huit jours après ce nouvel affront artistique, je repère une salle des Grands Boulevards, où je pense avoir une chance de passer le contrôle en dépit de mon allure juvénile. Je vais maquiller ma carte d’identité scolaire pour me donner un an de plus, mais mon amateurisme fait pitié. Le « corrector » trace un halo baveux  sur mon année de naissance « rectifiée », les coups de grattoir nerveux parachèvent le désastre. Qui peut bien se laisser abuser par une tel document?

Pourtant,  il n’est pas question d’attendre d’avoir l’âge légal. Quitte à être refoulé, voire embarqué, il me faut voir ce film. Je fais nerveusement les cent pas devant cette salle d’un quartier réputé « chaud », puis me présente  au guichet quelques minutes avant le début de la projection. Entre-temps, j’ai pu constater que j’étais le seul jeune à tenter le coup, ce qui n’est pas pour me rassurer. « Vous avez votre   carte ? » Je sors  le précieux Sésame. La caissière y jette un coup d’œil averti, feint de n’avoir rien remarqué, et me laisse passer. (Madame, si vous êtes en vie et lisez ces lignes, sachez que je ne vous remercierais jamais assez : vous avez boosté ma cinéphilie, et dissuadé de devenir faussaire.)

Encore quelques secondes d’entracte dans pénombre protectrice, puis les grands rideaux se velours s’ouvrent sur les premières images de ET DIEU CRÉA LA FEMME.

Mais je vois-je? Ou plutôt, que ne vois-je PAS? Un dos nu, une fesse parcimonieusement dévoilée en un timide profil, une ombre chinoise sur un drap,  puis Juliettte/Brigitte minaudant, un drap remonté jusqu’aux aisselles. De qui se moque Vadim? Plus tard, il y aura une blouse mouillée moulant une glorieuse paire de seins, un drap de lit « artistement » étalé sur le lit nuptial. ET C’EST TOUT!

Le lendemain, j’aurais pu aisément dénoncer l’imposture du copain qui voyait « nu » à tout bout de champ, mais j’avais mieux à faire pour assurer ma gloire : depuis peu, la classe comptait sur moi pour faire circuler mon exemplaire de « Histoire d’O », acheté sous le manteau…

 

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PETITES CHRONIQUES DU « GRAND ÂGE » : Les rites du petit-déjeuner

Le plus léger grattement à sa porte suffit à l’éveiller. Elle se redresse d’un bond, et lance un joyeux « Oui ! » avant que je n’ouvre. Un sourire radieux m’accueille, effaçant d’un coup les misères de la veille, les soucis, les rares petites brouilles. Une nouvelle journée commence, et rien ne lui semble plus important que de l’inaugurer par un « bon petit-déjeuner ». Il était écrit que chaque matin serait la réplique du précédent. Nous partagions ainsi l’illusion que rien jamais ne changerait en dépit des ans accumulés, des atteintes toujours plus visibles de l’âge.

La composition du petit-déjeuner jouait un rôle non négligeable dans ce démaillage du Temps dont nous nous rendions complices. Deux biscottes confiturées, une beurrée, un bol de café au lait, et pour couronner le tour, l’indispensable Ristretto. L’arrivée du plateau était saluée par des clameurs de joie. Ma mère pouvait se réjouir d’un rien. Elle avait une faculté d’émerveillement illimitée face aux choses les plus ordinaires, mais redevenait une critique pointilleuse lorsque le Beau était en jeu. En art comme en habillement, décoration, etc. rien n’échappait à son œil averti, qui ne tolérait aucune faille esthétique.

Trente minutes plus tard, je venais reprendre le plateau, et recevoir de nouvelles félicitations, avec en prime ce sourire enfantin dont le souvenir me serre la gorge et me brouille encore les yeux.

Le rituel était, on le devine, fort différent avec mon père. Contrairement à ma mère, qui aimait bien « paresser » en attendant l’auxiliaire de vie, il petit-déjeuna durant de longues années à la salle à manger, avant que son état ne le confine au lit. L’ordinaire était aussi rigoureusement défini que celui de ma mère : trois tartines et un café au lait, puis durant les derniers mois un porridge et un thé aspiré à l’aide d’une canule.

Ce petit-déjeuner était une occasion d’échanger de laconiques salutations, toujours positives  « Tu vas ? » – « Oui ». C’était tout l’effort qu’il s’imposait au cours des derniers mois, mais j’étais à peu près sûr d’avoir son « oreille » lorsque je l’informais d’une visite prochaine ou d’une affaire le concernant directement et à laquelle je tenais à sa participation symbolique. Il lui arrivait fréquemment de me demander où nous étions. Je lui répondais « On est à Paris », adoptant sans effort un ton factuel, comme si la question avait lieu d’être. Je ne laissais percer aucune inquiétude, aucune impatience. L’armure ne se fendait que les rares fois où il m’agrippait, dans une angoisse toute passagère. Sa faiblesse trop manifeste me vulnérabilisait, et je devais refouler toute émotion pour rester « l’aidant » consciencieux qu’il était un droit d’exiger avant la venue de l’auxiliaire qui prendrait en charge le vrai travail.

Au « binôme » bancal qu’elle et moi formions durant les quinze derniers mois, il fit le beau cadeau de ne pas flancher et de subir avec un minimum de protestations les misères de la plus grande dépendance. Jusqu’au bout, il continua ainsi d’affirmer que «tout allait bien », alors même que ses poumons s’encombraient jour après jour. Son masque apaisé par la mort restera longtemps gravé en moi. Il exprimait un étrange mélange de sérénité, d’extrême vigilance et de concentration, comme si mon père attendait son tour de parole en amphi. J’ai su quelques jours plus tard que des thanatopraticiens avaient cette aptitude à rendre un visage présentable.

Les derniers jours de ma mère furent bien plus dramatiques, mais aujourd’hui, les fins de ces deux êtres longtemps désunis me semblent se rejoindre, se fondre et n’en faire qu’une, promise à s’estomper un jour dans ma mémoire.

In memoriam Eva (1915-2009) et André Eyquem (1916-2013)

O. E.

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TOUT S’EST BIEN PASSÉ, d’Emmanuèle Bernheim

photo bernheim

La fin de vie d’un parent âgé nous semble parfois moins douloureuse lorsqu’elle s’inscrit dans un cadre temporel défini par des autorités médicales compétentes. Annoncer à une famille qu’il serait vain d’espérer une survie à J+20 ou J+30… rassure paradoxalement. Ce pronostic fait entrer le cercle des proches dans une durée mesurable et quantifiable, qui peut être partagée et assumée avec d’autres : l’hôpital, avec sa logique et ses rites émollients, entre en scène, nous dispensant d’accorder notre temps à celui qui se prépare à tout quitter.

Mais les fins de vie, qu’on aimerait voir prendre l’allure d’un fleuve tranquille, sont rarement exemptes de soubresauts et de mauvaises surprises. Le patient s’y révèle indocile et capricieux. On le croyait résigné, et voilà qu’il exige de partir dignement, en restant maître de son destin. Comment accueillir cette requête si légitime, dans un pays comme la France qui y met tant d’obstacles ? Faut-il prêter l’oreille à ce vieux père, qui a déjà une longue histoire d’improbables guérisons ? Ne pourrait-il pas se tirer d’affaire, une fois de plus… ?

En chargeant sa fille Emmanuèle d’honorer ses dernières volontés, le vieil homme la plonge dans une perplexité durable. Réaffirmant sur elle une autorité paternelle qu’elle pouvait croire révolue, il déréglera les rythmes de sa vie quotidienne, y introduisant des urgences, des incertitudes, des angoisses insupportables. Dès les premières pages de ce récit, les séquences s’enchaînent à un rythme haletant, maelström de sensations et d’affects qui happe et emporte le lecteur. L’écriture « objective » de Bernheim fonctionne une fois de plus à plein rendement, consignant avec une rigueur extrême ses plus infimes variations d’humeur, palpitations, moiteurs, nausées et battements de cœur. Ce ressenti dilaté, intensifié, obnubile sa conscience, lui interdisant tout recul. La narratrice se soumet à ce flux, qui par avance la rend captive du vouloir du père. Aussi dégradé que soit l’état de ce dernier, c’est lui qui établit la feuille de route. Elle tergiverse, diffère, alors que lui reste inébranlable jusqu’à la déraison.

Les incertitudes pourtant ne manquent pas : rechutes, aggravations temporaires, doutes, difficultés pratiques se multiplient jusqu’aux dernières heures, transformant une belle promesse en calvaire. Pire : les derniers jours dont on pouvait espérer un répit, un ultime et paisible dialogue père/fille, se dérouleront dans l’angoisse. La chute abrupte, en lieu et place de l’adagio espéré, n’en sera que plus émouvante, dans sa cruelle nudité : tenue par prudence à l’écart de la cérémonie des adieux, la fille devra se contenter de quelques mots apaisants : « Tout s’est bien passé »… Tant il est vrai que la mort de l’autre reste à jamais un vol…

Olivier Eyquem

Emmnuèle BERNHEIM : « TOUT S’EST BIEN PASSÉ », Gallimard, 2013, 17, 90 €

 

 

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Je me souviens (suite)

Je me souviens…

d’avoir eu un poste à galène

d’avoir manié le fer à souder et le fer à repasser

d’avoir eu une tortue et un lapin blanc

d’avoir reçu pour mes anniversaires une boîte de compas et une canne à pêche

d’avoir collectionné des 78-tours, des romans de « Bob Morane » et la série des « Biggles »

d’avoir passé un Noël en clinique pour cause de grippe

d’avoir voyagé seul en Pullman à 8 ans

d’avoir fabriqué un poste à UN transistor à partir d’un schéma du « Haut-parleur »

d’avoir eu une bicyclette, un Solex, une machine à écrire mécanique, une électrique, une à mémoire

d’avoir longtemps utilisé un téléphone à cadran de l’époque du « 22 à Asnières »…

d’avoir demandé « cordon siouplaît » pour que la concierge de l’immeuble m’ouvre à partir de 22 heures…

Olivier Eyquem

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LA RÉPARATION, de Colombe Schneck

Que pourrions-nous offrir de mieux à nos morts? Nos propres souvenirs, notre amour posthume? Mieux encore, peut-être : une vigilance renouvelée, jointe au désir  obstiné de savoir le pourquoi et le comment des « jours de leur mort ». Lorsqu’il s’agit d’une très jeune victime de la barbarie nazie, l’exercice est doublement nécessaire, et le cheminement mémoriel semé d’embûches et d’incertitudes. Car que savons-nous, objectivement, de celle à qui tout avenir fut précocement ravi. À celle qui demeurera à jamais un être en devenir, quelle juste « réparation »  offrir, quelque soixante-dix ans après les faits?

Colombe Schneck creuse depuis quelques années un sillon qui se révèle plus riche à chacun de ses livres. L’émotion, distillée avec une pudeur extrême s’attache  ici, douloureusement, à des plaies familiales que la mémoire serait heureuse de ne pas raviver. Les tentations, pour une femme de son âge, ne manquent pas qui l’inciteraient à se détourner de telles épreuves, mais on ne choisit pas ses souvenirs, et encore moins ceux qui surgissent au cœur de la nuit.

C’est une incitation maternelle, captée sur l’instant d’une oreille distraite, qui déclenchera le long processus aboutissant à ce beau livre. En donnant à sa nouvelle-née le prénom de la cousine de sa mère, gazée en 1943 à Auschwitz, Colombe Schneck liera leurs destinées, s’imposant du même coup l’obligation morale de tout dire d’une vie brisée dont elle ne sait encore rien.

Pendant des années, elle avait compulsé chaque semaine des albums de famille qui attendaient d’être mis en paroles ; les vraies questions ne venaient pas – pudeur, vieilles habitudes de silence héritées de très longue date -, et lorsqu’elles venaient, les réponses étaient si évasives que mieux valait attendre la prochaine fois, puis la prochaine…

Le passé va se reconstituer comme un patchwork : une photo miraculeusement retrouvée, des messages, des confidences faites dans d’improbables rencontres transcontinentales. Colombe ne peut compter sur les révélations d’une mère (Hélène), « cadenassée » dans le monde d’antan, ni sur les témoignages de Ginda, la grand-mère lituanienne, qui a refermé à bon escient les grilles de ce monde fantôme pour vivre pleinement au présente. Comment le lui reprocher : 31 membres de cette famille avaient disparu pendant la guerre, 95% de sa communauté, qui jusqu’en en 1936 se croyait intégrée, avaient été exterminés.

Pour tracer la si brève histoire de Salomé, il fallait un don pour la détection, un sens du tragique et du romanesque, une réceptivité et une patience singulières, une aptitude à nouer le présent de l’enquête et le passé rapproché, le temps lointain du ghetto et l’instant de la mort imminente. « Val de Grâce » et « L’Increvable Monsieur Schneck » manifestaient déjà l’essentiel de ces qualités, mais l’auteur va encore plus loin, nous plongeant d’entrée de jeu dans l’horreur nue, puis échafaudant et orchestrant la partition des témoignages personnels, l’articulant à celle de l’Histoire jusqu’à faire surgir, strate après strate l’image vivante, les visages de chair et de sang de ses parentes Macha et Raya, de sa mère, de son oncle Pierre. Tous ces êtres gravitent autour de Salomé, dont  le fantôme finit lui aussi par s’incarner autant qu’il le pourra jamais. Nous découvrons alors une enfant angélique, miraculeusement douée pour la vie, et qui jusqu’au bout usa de ses ressources pour rendre aux siens tout l’amour dont elle était porteuse. Ses derniers instants, évoqués avec une admirable discrétion, sont un des deux « pics » émotionnels du récit. On nous permettra de ne pas évoquer le second, encore plus bouleversant, qui dévoile, derrière l’enfant, la figure énigmatique, majestueuse, fascinante, de celle qui décida souverainement de son sort, tranchant entre les innocents qui connaitraient une mort immédiate et ceux qui se devaient de survivre…

Olivier Eyquem

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