De Brünn à Paris (Histoires de maisons et d’appartements))

Alfred Eibel : « My Home is my Castle »

Ma mère aimait cette phrase, gourmande dans sa bouche, dans l’attente d’une approbation. Mais l’idée de se pelotonner chez soi, autour d’une bûche flambée, ne me disait rien. Dans la villa de mon beau-père à Brünn (ex-Tchécoslovaquie) j’étais un enfant turbulent, digne du Baron Perché d’Italo Calvino. Je refusais de manger les épinards qu’on me servait, que ma nourrice avait la malencontreuse idée de sucrer, ce qui renforça mon obstination à ne pas toucher à ce plat (et pourtant Popeye existait déjà !) La patience de ma mère était sans limites, cela m’enrageait. On fit appel à la gouvernante du château, comme dirait plus tard Ricet-Barrier. Une femme sournoise, au comportement affecté, me promettant un train électrique Märkel si je révisais mon jugement sur cette plante potagère verte. Ma tante Leopoldine fut l’ultime recours pour me soumettre. Il est vrai que je n’arrêtais pas de clamer du haut de mes cinq ans : « ma bonne tante Poldi, ma bonne tante Poldi ». Avec son sourire permanent, sans doute influencée par Franz Lehàr, die süsse Poldi savait s’y prendre. Elle m’appelait Alfred, puis Freddy, puis Fred, puis Katchenko (je n’ai jamais su pourquoi) et pour finir dans un souffle qui semblait être son dernier : Schatzerl. La richesse de son vocabulaire créa un miracle. Soudain, je plongeai ma cuillère dans cet amas d’algues qui me faisait penser, déjà à cet âge, aux profondeurs de la mer où il devait se passer des drôles de choses, les poissons se croisant sans se voir. A peine avais-je englouti ma première cuillère que Poldi commençait à battre des mains. Je voyais alors apparaître sur le guéridon une pièce en or, une couronne tchèque, eine Krone, que je croyais une fortune. La réalité était moins enrichissante puisqu’il s’agissait d’une couronne dissimulant du chocolat. Ce qui contribua plus tard à mon incurable scepticisme.

D’un autre domicile, celui de la Trautmandorfgasse à Vienne, je ne conserve aucun souvenir sauf celui d’un ours en peluche qui sentait le laitage parce qu’il tombait plusieurs fois dans mon assiette. Je voyais dans le ciel un engin long progresser lentement, un dirigeable, ma parole, nous étions en 1937. J’étais angoissé devant ce spectacle; j’imaginais que l’engin allait se diriger vers ma fenêtre. Je craignais qu’il pénétrât dans ma chambre. Je fermais les yeux. Après quelques secondes je les rouvris. Je fixais la fenêtre, la grande saucisse avait disparu. Ciel vide. Avais-je été victime d’une hallucination ?

 

 

 

 

 

 

 

A partir de 1938, l’appartement que j’occupais avec mes parents à Bruxelles, rue Jacques Jordaens, au troisième étage, contrastait avec la villa de quarante pièces à Brünn. Nous disposions d’une entrée, d’un salon, d’une chambre à coucher, d’une salle de bains, d’un cagibi, d’un cabinet de toilettes et d’une petite chambre, la mienne, sommairement meublée. Peu de visites. Madame M du deuxième étage et sa fille venaient faire la causette à ma mère, en allemand, en français, en tchèque, il ne fallait surtout pas que je comprenne. Ce qui eut sur moi l’effet suivant ; haro sur les langues étrangères ! Quand les M ont disparu d’un coup de baguette magique, un rexiste s’y installa avec sa femme et ses deux filles. Il cherchait à rendre service, procurant des œufs et du beurre à tout l’immeuble, revenant une fois par semaine de la campagne, son panier bourré de victuailles. A la fin de la guerre, il fut arrêté, jugé en quatrième vitesse abattu à coups de mitraillette en face de notre immeuble. Terrible spectacle. A la suite de quoi les M sont revenus comme Louis XVIII à Paris après son exil de Gand. La vie reprenait son cours normal. Madame M mère avait 88 ans, se promenait dans la rue en sandales, coquette, oui, et d’une agilité surprenante. Sa fille Margot avait cinquante ans. Elle s’occupait de mode, voyageait chaque année à Paris pour choisir des robes chics pour Bruxelles. Elle nous répétait à chaque voyage : « La Parisienne a du goût, un rien l’habille, il suffit d’un joli foulard noué autour du cou ». Nous avions un chat appelé Boubouche. Il se tenait immobile à une extrémité de la table de la cuisine, observateur attentif, les yeux ronds, des plats que préparaient la mère. Je n’ai jamais su ce qu’était devenu cet excellent félin.
De mes différents domiciles suisses, je n’ai pas grand chose à dire. J’occupais une chambre à Vandoeuvres dans la banlieue de Genève quand je me rendais à l’université. J’ai ensuite logé à Tannay, dans le canton de Vaud, au premier étage d’une petite maison jaune.

 

 

 

 

 

 

 

J’y recevais de temps en temps des amis. Je m’étais mis dans la tête d’acquérir des meubles Louis XIII, carrés, massifs qui faisaient l’admiration de mes invités. Puis un jour, sans crier gare, je me suis débarrassé de ces meubles encombrant. Je les ai remplacés par des meubles fonctionnels. J’en ai profité pour enlever les gravures que j’avais accrochées au mur. Mon appartement, dépouillé de ses oripeaux, prenait l’aspect d’un campement que j’imaginais correspondre à Clouds Hill ce baraquement que s’était aménagé T.E. Lawrence lorsqu’il était dans la RAF, une sorte de chalet, un refuge vers lequel nous devrions tous tendre.
A Paris, j’ai vécu dans un petit appartement avenue Perrichon, puis je me suis installé rue Spontini avant de me fixer définitivement dans le quinzième arrondissement. M’y voilà installé depuis quarante ans ! Partout je trainais avec moi des livres, trop de livres, dans un décor banal, impersonnel. Je n’ai jamais cherché à rendre conviviaux les appartements que j’occupais, loin de moi l’idée que je puisse dire un jour « My home is my Castle ». Je pourrais tout quitter, m’installer loin, sans meubles de style, sans bibelots, sans photos souvenirs, sans atours ou décorations, sans rien d’autre que des bouquins, encore et encore, et une pyramide de DVD. A part ça, un téléviseur, un aspirateur, de la vaisselle récupérée chez le premier brocanteur venu. Je sais que si le hasard me faisait hériter d’une maison, je marquerais mon territoire dans une seule chambre. Face à un mur blanc rien de tel pour faire marcher ses méninges. Cette pièce serait ma cellule de trappiste, mon bathyscaphe. A ce sujet se reporter à Soliloquies of a Hermit de Theodore Francis Powys, mon écrivain préféré des frères Powys.
Pas de tenue excentrique, le moins de couleurs possibles, des costumes sombres, des chemises blanches, je serai ainsi le passe-muraille de ma propre résidence. C’est bien spartiate chez vous, va-t-on me dire, pas un seul indice révélateur. Vous êtes inouï, vous avez détruit toutes vos photos de famille, il n’en subsiste de vous aucune, vous laissez planer le mystère, comme Lautréamont ! N’exagérons rien ! Vos amis ont-ils envie de vous rendre visite ? Précisément oui, car rien ne remplace une conversation bien nourrie, on échange des souvenirs, on tourne en dérision les attitudes les plus respectables, on se moque de ses voisins, on leur donne des surnoms, on échafaude des projets à perte de vue sachant que la plupart ne se réaliseront jamais. On peut aussi rire de nos propres bêtises. A-t-on besoin pour cela d’un décor particulier ?
Je ne cesse de penser à Clouds Hill, repaire du célèbre roi sans couronne. Ramenons notre ego à de justes dimensions. Oublions My home is my Castle ; retrouvons notre première et dernière liberté selon un grand sage. Nos progrès dans ce domaine dépendront de nos renoncements.

 

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Premier regard d’amour

Sur Reflets du Temps, un beau texte de Mohamed Guessous sur les traces ineffaçables du premier amour.

J’inscris ce lien en souvenir ému de Nicole B. beauté blonde de douze ans qui habitait Avenue de Versailles. Je n’ai jamais eu le courage de l’aborder, et ne suis jamais repassé devant son immeuble sans lever les yeux vers sa fenêtre.

O. E.

http://www.refletsdutemps.fr/index.php?option=com_zoo&task=item&item_id=516&Itemid=2#comment-1829


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Le tendre souvenir du chocolat chaud

Claire Garsault : Petit-déjeuner chez Madeleine

Un myosotis qui trône sur la petite table en bois verni du café où vous êtes entré pour échapper au froid,  l’odeur si particulière  du chocolat chaud que touille votre jeune voisine tout en soufflant dessus, et vous voilà retourné au temps de votre propre enfance.

C’était pendant les vacances de Pâques, celles que l’on nomme maintenant vacances de Printemps. Les deux ainés sont confiés quelques jours à la grand-mère de Dijon.

Même si la vie, dans le petit appartement situé au dernier étage d’un ancien hôtel particulier du 18ème,  leur parait un peu spartiate, comme devoir parcourir deux appartements pour faire leurs  besoins, comme utiliser une cuvette d’eau chauffée sur le coin du poêle à charbon  pour faire la toilette, comme s’habiller rapidement le matin car la chambre n’est pas chauffée, comme assister, médusés, au frisage au fer, chauffé dans la porte du four de la cuisinière à bois , des maigres cheveux blancs de leur grand-mère, comme devoir descendre les  trois étages, parcourus sur les deux premiers par un escalier massif tout en marbre blanc, pour aller chercher à la cave les « pavés » de charbon qui permettront à la « cuisine magique » de grand-mère de prendre toute sa saveur… Ils aimaient assister au rituel du remplissage de la cuisinière ; avec un crochet, elle retirait un à un les ronds de différents diamètres jusqu’au moment où la largeur du trou permettait à la « buche » d’alimenter le feu.

Pour rien au monde ils n’auraient échangé ce séjour auprès de mémé et pépé ; ils leur arrivaient même de se battre pour savoir qui y passerait les grandes vacances.

Le printemps faisait entrer ses premiers doux rayons par la fenêtre de la cuisine ouverte sur le pot de myosotis et, donnant sur un jardin laissé à l’abandon, où les enfants de l’immeuble se retrouvaient pour faire des parties de cache-cache ou une guerre cow-boys – indiens ou jouer à la marchande avec tous les trésors que ce bout de terrain recélait. Assis à la table de bois, recouverte d’une nappe plastifiée qui avait subi déjà bien des assauts, le bol de porcelaine blanche devant chacun d’eux, Grand-mère versait délicatement le précieux nectar chocolaté qu’elle avait préparé dans les règles de l’art : les minuscules morceaux de chocolats cassés d’une main experte armée du rouleau à pâtisserie  et réservés dans un torchon, étaient plongés doucement dans une casserole, remplie de lait tiède, noircie par les années. L’odeur du chocolat envahissait la pièce à chaque tour de fourchette.

« Attendez les enfants, ne vous brûlez pas » nous disait-elle pendant que nous tournions notre petite cuillère le nez au dessus du bol. Le rituel continuait par les tout petits morceaux de pain qu’elle découpait au couteau à même la miche qui ensuite étaient enduits de beurre. Chaque morceau était identique, chaque morceau avait sa même quantité de beurre, il ne fallait pas faire de jaloux.

Chacun des convives comptabilisait le nombre de « petits bateaux » remis à l’autre. Dans ces moments là, il n’y avait aucune pitié, il n’était pas question que l’ennemi en ait plus.

Mais il y a un art d’être grand-mère et jamais elle n’avantagea un des ses protagonistes.

Le moment tant attendu de déposer délicatement chaque morceau de pain dans le breuvage encore chaud était enfin arrivé. Mais il fallait, avant, déposer sur le bord de l’assiette réceptacle des radeaux beurrés la peau qui s’était formée pendant l’attente. Armé de la petite cuillère, il fallait réussir à retirer toute la peau d’un seul coup, sans une moue de vif dégoût.  La tâche n’était pas aussi évidente, il arrivait souvent qu’elle se brise en de multiples squames… il n’était plus question de déjeuner, pas si on devait avoir dans la bouche cette chose gluante qui provoquait un haut le cœur. Alors avec une patience infinie, la grand-mère passait l’onctueux breuvage à travers une passoire.

Le petit déjeuner pouvait commencer.

La douceur du pain beurré trempé, voire détrempé, dans une mer de chocolat chaud entourée par l’amour d’une grand-mère  est le meilleur des petits déjeuners.

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Notre mémoire, leur mémoire

Olivier Eyquem : Laissez-passer (les petits papiers)

 

 

Un jour de juillet 2010, j’ai vu partir en lambeaux 40 ans d’archives – 298, 5 kilos de papier représentant une petite fraction de ce que mon père conservait depuis la fin de ses études universitaires, et dont il n’avait jamais souhaité se défaire, quand bien même il lui était devenu impossible d’y retrouver quoi que ce fût. En remplissant, au fil de cinq ou six soirées, les vingt cartons que le camion broyeur détruirait en trente minutes, j’ai vu défiler des dizaines de notes, d’articles scientifiques, de tirés à part en x exemplaires, de relevés de comptes, de cartes de vœux, d’invitations, d’enveloppes vides, de menus de restaurants, de prospectus d’hôtels bulgares, grecs ou nippons, de lettres, de déclarations d’impôts remontant aux années 1970. Au passage, j’ai repéré un vieux calepin des années trente, qui me paraissait digne d’être conservé, ne serait-ce que par l’abondance des noms qui y étaient consignés.

Vers la fin de ce tri laborieux, je suis tombé sur un document fascinant, que j’ai tout de suite mis de côté.

Il s’agit d’un Ordre de Mission permanent, émis par la Direction Générale des Études et Recherches, sous l’autorité de la Présidence du Gouvernement Provisoire de la République Française, au bénéfice du Capitaine Yves Vet.

Le document, immatriculé 001, valable jusqu’au 31 décembre 1945, est ainsi libellé :

« Monsieur le Capitaine Vet de la Direction générale des Études et Recherches, contrôle général Nord-Ouest, est en mission permanente pour le compte du Président du Gouvernement Provisoire de la République Française chef des Armées.

« Les Fonctionnaires et Agents de toutes Administration françaises et de la Force publique sont priés de lui faciliter sa mission et de lui prêter main-forte au cas où il aurait à faire à eux.

Cette personne est autorisée à (ce qui suit en est en gras) :

Circuler en tous temps, toutes circonstances et en tous lieux de la France Métropolitaine et Coloniale sans être inquiétée et par tous les moyens de transport ;

– Transporter sous sa responsabilité, et par tous moyens, toutes personnes militaires ou civiles, dont elle n’aura pas à donner l’identité ;

– Revêtir la tenue civile ;

– Porter une arme, apparemment ou non, en tenue civile militaire. »

Comment dire l’effet produit par ces quelques lignes à qui n’aurait pas frémi aux Trois Mousquetaires (le laissez-passer signé de la main du Cardinal!) ou à Michel Strogoff, à qui n’aurait pas savouré les romans d’espionnage d’Eric Ambler ou Graham Greene ? Chaque ligne nous renvoie à un mystère, à un passé aboli, et pourtant si proche, à une France troublée, pas encore remise de la guerre, à une France en pleine mutation, naïvement accrochée à ses colonies qu’elle croit pérennes. Quelle était donc la mission de ce capitaine à qui l’on donnait des pouvoirs aussi étendus ? Armé, autoriser à se déguiser, avait-il aussi « licence de tuer »? J’en jurerais presque.

Une chose était sûre : mon père n’avait jamais été ce capitaine Vet, car leurs signalements (yeux bleus et cheveux blonds vs. yeux marron et cheveux noirs) n’avaient rien en commun. Cet officier était-il un ami, une connaissance ? Un agent secret, qu’il aurait croisé dans des circonstances obscures, et dont il se serait engagé à ne jamais dévoiler l’identité ? Comment s’était-il retrouvé en possession d’un tel document ? L’avait-il reçu de la main de Vet, dernier geste d’un moribond tombé dans une embuscade ? (« Vous restituerez ce document à… », aurait dit l’homme dans un dernier râle) L’avait-il ramassé tout simplement sur une table de bistro où l’intéressé l’aurait oublié après l’avoir fait miroiter aux yeux d’une donzelle palpitante que faisait vibrer l’uniforme ?

Je suis allé voir mon père dans l’espoir de clarifier tous ces mystères. « Cela te dit quelque chose ? » – « Non. » Fin de l’échange. On évite de fatiguer les vieilles gens. Pour lui, le sujet était clos ; pas pour moi.

Me voici donc avec sur les bras ce mystère légué par un « garde-tout » de grande envergure. Les gens âgés nous laissent, consciemment ou non, quantité de choses, matérielles ou immatérielles. Ma mère, elle, ne voulait rien garder. Fragile à l’extrême, aussi légère qu’une plume, elle s’appliquait à se faire aussi peu encombrante que possible. « On a toujours trop de tout », disait-elle avant de procéder à un nouvel autodafé de vêtements en parfait état. Ce rite purificateur la faisait se sentir encore plus immatérielle, elle qui avait choisi depuis longtemps de partir en fumée.

Nos chers vieux s’en vont toujours trop tôt, laissant derrière eux tant de pistes inachevées, tant de projets esquissés devenus impossibles avec l’âge, tant de conversations qui tournent au monologue. Cet inachevé fait partie de leur vie et de ce qu’il leur reste de mémoire. Ils n’ont pas voulu nous en encombrer sur la fin, ils n’attendaient même pas nécessairement que nous en fassions quelque chose. Ils l’ont emporté avec eux dès que leurs facultés mentales ont commencé de décliner, pour nous inciter à poursuivre librement notre propre route. Toute cette histoire, la réelle comme la virtuelle, l’affichée comme la confidentielle, leur appartient à tout jamais, et je suis de moins en moins convaincu que nous devions chercher à en explorer les méandres et les pans secrets, comme nous y invite notre époque fouineuse. Je me demande même si nous devons en porter le poids écrasant et nous transformer à vie en sherpas.

Broyez, vous aussi, les petits papiers, et vous vous sentirez plus léger…

(Texte écrit pour le site Reflets du Temps, où il parut dans une version légèrement plus longue. Avec mes remerciements à Léon-marc Lévy qui en a autorisé la reproduction.)

http://www.refletsdutemps.fr/

 

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POINT TROP N’EN FAUT (Bienfaits et méfaits de la mémoire)

La mémoire est un chantier permanent, où les souvenirs se construisent, se déconstruisent, se reconstruisent, se dissolvent, se réinventent au gré des circonstances. Il arrive que cette rusée nous berne, nous déçoive, nous lâche en plein effort, au moment le plus importun. Mais, plus souvent, elle nous surprend lorsque nous la faisons « travailler », en ramenant à la surface des souvenirs tellement ténus et lointains qu’on les croyait à jamais perdus.

L’amnésie est un drame ; son contraire, l’hypermnésie, n’est guère plus enviable. Décrite par Le Robert comme un « fonctionnement excessif et incontrôlé de la mémoire », elle  se traduit par le « rappel incontrôlé de nombreux souvenirs fragmentés et hétérogènes, accompagnés de fausses reconnaissances. »

Dans les dernières minutes des 39 MARCHES, Hitchcock prend pour deux ex machina un hypermnésique « professionnel » du nom de Mister Memory. Capable d’emmagasiner et restituer une phénoménale quantité d’informations, son show attire chaque soir à Londres des centaines de spectateurs goguenards, avides de tester ses facultés. Mister Memory ne les déçoit jamais ; nul ne le prend en défaut. Mais cet homme a un problème : il doit impérativement livrer la réponse à toute question faisant appel à sa mémoire. C’est sa raison d’être, c’est l’essence même de sa personne.

Lorsque le héros, Richard Hannay,  rattrapé par la police, lui lance en plein spectacle LA question qui nous brûle les lèves : « Qu’est-ce que les 39 Marches? », Mister Memory hésite quelques secondes, puis s’exécute : « Les 39 Marches sont un réseau d’espions qui… »

Il reçoit pour prix de sa trop grande mémoire et de son tardif repentir une balle fatale, mais permet à Hannay de se disculper. Malédiction, bénédiction? C’est tout le paradoxe de la Mémoire, illustré en quelques secondes…

O. E.

Post-scriptum, sans rapport direct avec ce qui précède : « Du bon usage de la menotte selon Sir Alfred… »

 

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Gilbert Salachas se souvient (4)

Je me souviens de Jean Nohain, dit Jaboune, d’un optimisme chronique incurable, idole des braves gens.

Je me souviens du feu de joie/feu de paille de Mai 68, je me souviens des slogans  “sous les pavés, la plage”, “il n’y a pas de sottes gens, il n’y a que de sots métiers”.

Je me souviens du mur de Berlin.

Je me souviens de la destruction du mur de Berlin.

Je me souviens d’avoir passé un bonne dizaine d’années de scolarité fastidieuses, tristes et pesantes.

Je me souviens des trousses, plumiers et porte-plumes avec plumes en fer de la marque Sergent Major.

Je me souviens des stylos à réservoir en caoutchouc emplis et vidés à l’aide d’un levier latéral.

Je me souviens que certains stylos avaient des plumes en or.

Je me souviens que d’autres avaient des plumes en verre bizarrement torsadées.

Je me souviens des premiers stylos à bille qui coûtaient extrêmement  cher.

Je me souviens de “Lamartine” – “Shakespeare” – “Qu’est-ce qui sort de la cheminée ?” – “La fioumée”.

Je me souviens de “Je ne suis pas aussi bête que tu en as l’air”.

Je me souviens que quand on était malade, on gardait le lit, on faisait la diète, on n’avait droit qu’à un bouillon de légumes au seuil de la convalescence. Quelquefois on nous posait des ventouses sur le dos et des cataplasmes sur la poitrine.

Je me souviens qu’on m’avait affirmé que Napoléon pouvait s’endormir et se réveiller sur commande, à la minute près.

Je me souviens avoir essayé le coup du réveil-matin piloté par mon horloge intérieure et que ça m’a joué un très sale tour.

Je me souviens qu’au mois de juin, tous les ans, les pré-adolescents catholiques des deux sexes faisaient leur première communion solennelle et revêtaient des tenues spéciales pour la circonstance. Les filles portaient des robes de mariée, les garçons des costumes marins ou des uniformes d’écoles anglaises. Un brassard blanc leur compétait la panoplie.

Je me souviens de la messe en latin, des orgues, de :

“Tantum ergo o sacramen-entum

Veneremur cernui i i

Et antiqum documentum”

Je me souviens de

“Credo in unum deum

Patrem omnipotentem

Factorem Celi et terrae”

Je me souviens de

“Confiteor Deo omnipotenti

Beatae Mariae semper virgini”

Je me souviens de

“- Dominus vobiscum

–  Et cum spiriti tuo”

Je me souviens dans un registre profane  de

“Fluctuat nec mergitur”

“Asinus asinum fricat”

“Cave canem”

“Dura lex sed lex”

“Doctus cum libro”

“Si docebis dicis”

“Age quod agis”

Je mes souviens des appareils noirs parallélépipédiques avec lesquels on prenait des photos, quelquefois de bonnes photos.

Je me souviens de bobines de pellicule petit trou ou gros trou.

Je me souviens d’un autre appareil, à soufflet, que l’on appelait simplement kodak

Je me souviens d’un autre appareil encore, avec viseur horizontal sur verre dépoli de format carré 6 x 6 et de marque Rolleyflex. Du luxe.

Je me souviens qu’on pouvait tirer soi-même des photos en exposant au soleil un petit châssis de bois enserrant une pellicule de négatif superposée à un papier photosensible.

Je me souviens de publications cinématographique françaises : “Ciné-miroir”, “Pour Vous”, “Cinémonde”, “Le film complet”, “Ciné-revue”, “Cinémondial”, “Vedettes”, “L”écran français”, “Cahiers du cinéma », “Positif”, “Image et son” “Cinéma 56” et la suite, “Téléciné”.

Je me souviens des revues  anglo-saxonnes “Picture show”, Picturegoer”, “Photoplay” , “Sight and sound”.

Je me souviens de Poiret et Serrault, de Poiret seul, de Serrault seul.

Je me souviens des Shadock, de Claude Pieplu.

Je me souviens de Pierre Desproges

Je me souviens de Guy de Larigaudie un scout-aristocrate à lunettes qui a fait un tabac auprès d’une génération de jeunes idéalistes catholiques avec son petit livre “Etoile au grand large”.

Je me souviens de Jean Mermoz,  jeune aviateur disparu en plein ciel et en pleine mer.

Je me souviens de “Lorsqu’avec ses enfants vêtus de peaux de bête”.

Je me souviens de “Rien ne sert de courir”.

Je me souviens de “Il était une fois trois petits chats piteux”.

Je me souviens de “Une aube affaiblie verse par les champs la mélancolie des soleils couchants”.

Je me souviens de “Me cherchiez-vous Madame, un espoir si charmant me serait-il permis ?”

Je me souviens de “Frère humains qui après nous vivez”

Je me souviens de “La dame en robe grivelée, par le verger s’en fut allée, belle de corps et d’air hautain, les yeux comme cieux du matin”.

Je me souviens de ceux qui pieusement, ceux qui copieusement”.

Je me souviens de “J’ai perdu ma force et ma vie”.

Je me souviens de Plus ou moins racine de B2 moins 4 ac sur deux a.

EN REVANCHE…

Je ne me souviens pas de ma première chemise

Je ne me souviens pas des paroles du décalogue.

Je ne me souviens pas de la chronologie des dates de ma vie.

Je ne me souviens pas des milliers de films que j’ai vus et dont je ne me souviens pas.

Je ne me souviens pas des noms de la plupart de mes camarades de classe non plus que des copains de régiment qui n’étaient pas des copains.

Je ne me souviens pas de ce que j’ai fait avant-hier.

Je ne me souviens pas de tous les départements de la France ni de tous les États des USA.

Je ne me souviens pas de quantité d’événements de mon enfance et de ma vie.

Je ne me souviens pas de l’âge de mes artères.

Je ne me souviens pas d’avoir fait du tort à quiconque volontairement.

Je ne me souviens pas du titre d’un film des années trente avec Rochelle Hudson et qui se passait dans le grand nord.

Je ne me souviens pas de la majorité des événements récents historiques ou personnels.

Je ne me souviens pas de ce que j’ai mangé, hier, encore moins avant-hier, encore moins en amont.


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Hasard et nécessité : naissance d’une maison

Olivier Eyquem : Verderonne, sweet home

 

 

 

 

 

C’est une maison singulière, bien que toute simple, affichant ses options avec autant de rigueur que de modestie. On en trouverait difficilement une semblable dans l’Oise, et il me semble que la longue  histoire de sa venue au monde vaut d’être racontée.  Chaque maison résulte d’une somme complexe de rencontres, d’incertitudes, de frustrations, de divines surprises, de drames et de bonheurs plus ou moins durables. Celle-ci est une confluence d’histoires, de pans de vie disparates ; un condensé de mémoires traversant cinq décennies.

La première des « bonnes fées » qui présidèrent à sa naissance est apparue… dans l’escalier d’un vieil immeuble du 15ème arrondissement de Paris.

Nous avions alors parmi nos voisins le couple S., dont les deux rejetons étaient mes amis d’enfance. La mère, Huguette, joviale et expansive, était une bonne copine de la mienne, et il m’arrivait d’aller camper avec la tribu S. ou de passer un week-end dans leur vieille maison de campagne de Verderonne (Oise). Un jour, Huguette signale à ma mère qu’un terrain est à vendre dans ce village. Il se situe en bordure d’un simple chemin de terre occupé dans sa partie supérieure par un seul pavillon, de construction récente (heureuse époque!)

Nous sommes alors au début des années soixante, la terre ne vaut qu’une bouchée de pain (3 francs le mètre carré, si mes souvenirs sont bons). À ce prix-là, nous ferions même des économies sur les droits d’entrée d’un camping! Nous disposerions ainsi, à 60 kilomètres de Paris, d’un terrain où planter notre tente quelques week-ends par an. Marché conclu…

Pour l’heure, il n’est pas question de construire, compte tenu des ressources du ménage et du fait que l’appartement parisien est encore en location. On attend donc… On se rend plusieurs fois sur place le dimanche, on pique-nique, on inspecte les environs, et l’on repart. Aucun de nous trois ne semble décidé à sauter le pas… et cette indécision se prolonge encore plusieurs années. Pourquoi bâtir si près de Paris, alors que les locations de vacance sont si économiques, si faciles à trouver dans les villages de montagne où nous passons l’été? Et cela vaut-il le coup de trimballer tentes et attirail de cuisine pour une nuit de temps à autre? En outre, le terrain est à l’état sauvage, plein de trous et de bosses qui ne facilitent pas l’accès.


 

 

 

 

C’est alors qu’une deuxième « bonne fée » intervient….

Mon grand-père maternel, promptement rebaptisé « Pilot » par mes soins, vit chez nous depuis 1954. Extrait d’une geôle chinoise au terme de longues négociations, il a retrouvé sa fille chérie, Eva, perdue de vue depuis l’âge de 17 ans. Il ne lui offre pas seulement la possibilité de renouer avec sa propre histoire, sa langue d’origine – l’allemand -, sa culture, ses plus lointaines références, partiellement occultées par l’adoption d’un nouveau pays, d’une seconde langue et d’un nouveau style de vie. Mais Pilot fait encore mieux : il incite sa fille à se projeter dans l’avenir, à penser à et agir par elle-même, ainsi qu’elle le faisait adolescente, à exploiter ses intérêts artistiques, et ce à un âge où quantité de femmes se résignent encore à n’être que « l’épouse de Monsieur X ou Y ».

Du point de vue de Pilot, cette repossession de soi passe secondairement par la construction d’une maison à laquelle Eva imprimerait sa marque. Parcourant les magazines à la recherche de la « maison idéale », il tombe sur la photo d’une maison danoise tout en longueur. Il découpe celle-ci, qui reste au fond d’un tiroir, timide préfiguration d’une demeure qui finira, peut-être, par voir le jour si…

Quelques années plus tard, le terrain, encore vierge, de Verderonne double de surface grâce à la vente d’une simple assiette chinoise, reliquat de l’ancienne collection de Pilot. Mais rien n’est encore décidé quant à la construction d’une maison.

Le grand-père meurt en 1970 (le soir de mon retour à la vie civile), et tout projet de construction est remis sine die. Reste cependant dans nos mémoires l’impulsion initiale qu’il a donnée à ce projet, laquelle va se concrétiser… quatorze ans après son décès.

Finalement, en 1984, Eva pose un ultimatum : à soixante-dix ans, elle demande à être fixée, sachant que c’est elle qui va assumer le gros du boulot. Allons-nous, oui ou non, construire cette fichue maison, ou bien nous décider à revendre le terrain? C’est oui, mais un oui circonspect, sans réel engagement de la part de mon père ou de moi-même.

 


 

 

 

La troisième « bonne fée » ne tarde heureusement pas à entrer en scène…

Depuis quelques années, nous croisons régulièrement dans l’escalier (décidément!) un architecte très aimable avec qui nous échangeons quelques propos. Un jour, ma mère lui demande s’il accepterait de dessiner les plans de la maison. Il connaît le « style Eyquem » et accepterait volontiers s’il n’était lié à un cabinet. Il recommande aussitôt un de ses plus proches amis, installé près du métro Edgar Quinet.

Le « courant passe » avec celui-ci dès la première rencontre. Au vu de la « photo Pilot » et des clichés noir et blanc du long couloir de l’appartement, l’architecte saisit intuitivement ce qu’on attend de lui, et n’a même pas besoin de nous questionner. Nous le reverrons quelques semaines plus tard, une fois les plans tracés. Deux petites rectifications, et l’affaire est conclue.

L’étape suivante est plus délicate. L’architecte ne pouvant superviser le chantier, il nous faut trouver un entrepreneur local qui soit capable de coordonner les divers corps de métier impliqués, à l’exception de la peinture. J’en trouve un dans l’annuaire, qui inspire confiance : D., une entreprise familiale connue et appréciée. Ce n’est pas exactement la « quatrième bonne fée » de l’histoire, car nous connaîtrons encore quantité de contretemps, d’allers-retours infructueux, d’énervements inutiles par la faute du charmant « poète » qui gère le chantier avec un sens très relatif des contingences. Son frère, plus terre-à-terre, proposera heureusement quantité d’aménagements astucieux, qui amélioreront encore les plans originaux, aboutissant notamment à la création d’un grenier où j’installerai mon bureau et une grande bibliothèque.

Deux nouvelles « bonnes fées » se présentent en fin de chantier. D’abord un menuisier, exceptionnellement doué, M. Fleury, de Breuil-le-Sec. Il travaille habituellement dans le style « traditionnel », mais s’imprègne d’emblée de l’esprit de la maison, fabriquant successivement un buffet, une table ronde, un meuble télé, un corps de bibliothèque, etc. dont l’esthétique épouse intimement celle de la maison. Comme souvent, c’est pour résoudre un petit problème pratique que nous avons fait appel à lui, et le sérieux avec lequel il s’est appliqué à le résoudre nous a tout de suite convaincus d’en faire « notre » menuisier attitré. C’est au contact d’hommes de cette qualité, d’un dévouement, d’une simplicité et d’une probité sans faille, qu’on perçoit le mieux la noblesse de l’artisanat.

Le peintre, M. Godart, lui succède pour la touche finale. Dès le premier coup d’œil, nous sommes conquis. Vingt-cinq ans plus tard, je le revois descendant de sa voiture, vêtu d’une blouse blanche qui lui donne une allure de chimiste ou de grand patron en tournée, sonnant à la porte, courtois avec un soupçon de malice dans le regard. Inconditionnel du blanc sur blanc, ses options s’accordent par avance aux nôtres. Il fera évidemment bien davantage que la peinture, de l’habillage du grenier à la pose de carreaux de caoutchouc dans de garage, de fenêtres, etc. Son fils prendra sa succession, avec la même conscience professionnelle, et nous lui resterons fidèles. L’histoire d’une maison « chanceuse » est aussi l’histoire d’un réseau d’hommes compétents, intuitifs capables de vous suivre pendant des années avec le même sérieux et la même modestie.

 

 

 

 

 

 

 

La maison, à partir de 1986, commence à vivre sa propre vie, à se développer,  à formuler des demandes spécifiques. Nous prenons la mesure de son ampleur (jamais excessive, jamais écrasante de par ses « décrochages » structurels), de ses possibilités. Nous équipons chaque été toujours un peu plus cette « poule de luxe », ainsi que l’a baptisée ma mère, nous y projetons spontanément le style dépouillé de l’appartement parisien, qui fonctionne aussi bien dans cet environnement naturel que dans le huis clos d’un immeuble urbain.

 

 

 

 

 

Au rez-de-chaussée, les cadres des fenêtres, peints en noir, s’effacent d’eux-mêmes à contre-jour, de sorte que l’œil se projette instantanément vers le ciel, les arbres, la pelouse. Au grenier, quatre Velux font pénétrer généreusement la lumière sans que la nature fasse intrusion. C’est le lieu idéal pour lire, travailler en silence, à la bonne température, y compris au cœur de l’été.

 


 

 

 

 

Telle est la maison où je me rends chaque année, du printemps à l’automne, depuis 25 ans. Elle a vu mes parents vieillir, et ma mère s’enchanter jusqu’à sa dernière année de la retrouver « encore plus grande, encore plus belle que la dernière fois. » Je n’ai jamais quitté cet endroit sans un pincement au cœur et un léger sentiment de trahison.

 

 

 

 

 

 

Depuis l’été 2010, c’est là, au pied d’un bouleau planté tout exprès, que reposent les cendres d’Eva. Cet été-là, j’ai pris la pleine mesure du cadeau qui m’était fait par la chaîne de « bonnes fées » et d’artisans qui présidèrent à l’émergence de ce lieu. Je me suis aussi souvenu d’avoir dit, vers la fin du chantier, adossé à un haut pignon de briques creuses : « Cette maison, il va falloir la faire vivre. » Aujourd’hui, je sens qu’elle s’est constitué sa propre mémoire, et je sais qu’elle vivra aussi longtemps que je pourrai m’en occuper.


 

 

 

 

 

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JE ME SOUVIENS : 3. Souvenirs à trois voix

(A. : Alfred Eibel ; C : Claire Garsault ; O : Olivier Eyquem)

VOIX, CHANTS ET MUSIQUES

O : Je me souviens des appels du vitrier, du charbonnier et du rémouleur.

O : Je me souviens d’une émission de gym matinale des années cinquante (« Le Réveil en musique »?), tellement dynamique qu’elle donnait envie de regagner son lit.

O : Je me souviens de la voix grave et solennelle de Jean Toscane, annonceur des soirées musicales du dimanche.

C : Je me souviens du calme et du bien-être ressenti en écoutant Vivaldi, Boccherini, Allegrini, Corelli, Scarlatti et quelques autres en « I », tout en travaillant, lisant ou tissant.

O : Je me souviens du disque – un enregistrement de la musique de CITIZEN KANE – qui me fit découvrir une chanteuse inconnue que j’imaginais alors être japonaise : Kiri Te Kanawa…

SAVEURS ET PARFUMS

O : Je me souviens d’un parfum douçâtre, humé trois ou quatre fois à des années de distance, dans les lieux les plus divers, et dont je n’ai jamais su identifier la nature.

O : Je me souviens de mon arrière-grand-père landais, du béret maculé qu’il gardait vissé sur la tête et du fumet que dégageait sa personne entre ses deux toilettes mensuelles.

O : Je me souviens de l’odeur enivrante de la bouse de vache, un des multiples plaisirs que dispense la montagne.

 

INSOLITES (LOST IN TRANSLATION)

A : Je me souviens, à Bruxelles, chaussée de Vleurgat, d’un épicier affichant « Ici Pain de Pisse ».

A : Je me souviens d’un garçon de café de Charleroi de demandant quelle sorte d’eau minérale je désirais : « Avec ou sans vagues? ».

O : Je me souviens d’une « Hütte » (refuge alpin, en Suisse allémanique), qui proposait  de succulentes soupes paysannes fort épaisses, en deux versions : « Mit oder Ohne » – Avec ou Sans (saucisse).

A : Je me souviens d’un richissime Américain filant sur le Léman dans son yacht privé en compagnie de plusieurs jolies filles, et lançant en français, avec un accent à couper au couteau : « On va bien se marrer! »

O : Je me souviens d’un autre Américain (mais peut-être était-ce le même), débarquant en pleine brume à la gare de Zermatt et protestant vigoureusement : « Where the hell is the Matterhorn? ».

A : Je me souviens de Fritz Lang à l’aéroport Charles de Gaulle fort en colère parce qu’on ne s’occupait pas assez vite de lui, et clamant sur tous les tons : « Je suis membre du Clipper Club! »

MAUVAISE ÉDUCATION

A : Je me souviens d’un curé qui n’arrêtait pas de se curer les narines en célébrant la messe.

A : Je me souviens d’un homme d’affaires fort corpulent, vivant dans le village de Mies (Canton de Vaud), qui exigea du chef de gare d’arrêter l’express Genève-Zurich afin qu’il puisse y monter.

A : Je me souviens des dernières paroles de cet officier qui exigea de la garde-barrière de le laisser passer en hurlant « Je suis le colonel Aboud », quelques secondes avant d’être réduit en bouillie par le passage de l’express Genève-Zurich

A : Je me souviens d’un libraire, vendeur d’ouvrages d’occasion, disant à un Africain venu lui proposer un lot : « Où avez-vous volé ces livres,  vous qui ne savez ni lire ni écrire? »

A : Je me souviens d’un responsable d’édition spécialisé dans la vente à domicile dire à un candidat « de couleur » : « Désolé, je ne peux vous confier ce travail, vous risqueriez de faire peur à la clientèle. »

A : Je me souviens d’un chauffeur de taxi qui, apercevant un Noir bien vêtu accompagné d’un enfant bien habillé, et me faisant observer : « Vous vous rendez compte, Monsieur, hier, il courait encore pieds nus dans la forêt vierge, et aujourd’hui, il ne sait même pas qu’il a un pantalon. »

HUMOUR

O : Je me souviens du « 22 à Asnières », du « Hallebardier », du rituel « Bourreaux d’enfants! » qui ponctuait certains sketches de Fernand Raynaud, et que la salle hilare reprenait en chœur.

A : Je me souviens d’un ami, allergique à la race canine, qui chaque fois qu’il apercevait une dame promenant son chien, se mettait à quatre pattes et aboyait.

A : Je me souviens, adolescent, m’être introduit avec un copain chez un antiquaire, et avoir pris place dans un fauteuil Louis XV avant de lancer au marchand : « Deux cafés serrés, s’il vous plaît! »

O : Je me souviens d’un atroce calembour (ce sont évidemment les meilleurs) durant un feuilleton radio comique : un espion russe, accent à l’appui, clamant : « Nous nous battrons, car la lutte est russe! »

O : Je me souviens de la blague dite du « tirailleur sénégalais » : Dans une allée obscure, une tapineuse hèle un passant : « Tu viens, beau blond? », qui lui répond : « ça y en a pas être beau blond, ça y en a être tirailleur sénégalais » (Eh oui, ça y en a faire rire les bons Français  en ces temps lointains.)

ETC., ETC.

 

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GAFFES, QUIPROQUOS, SOUVENIRS EMBARRASSANTS

La vie courante offrant d’innombrables occasions de se ridiculiser, il n’y a rien d’étonnant à ce que quantité de souvenirs embarrassants nous collent à la peau. Casseroles de toutes dimensions, qui finissent par produire un joyeux tintamarre.

En voici un premier petit choix, concocté par Claire Garsault et Olivier Eyquem :

Peut-on rire de tout? (CG)


 

 

 

« Ce jour-là malgré la tristesse ambiante, il faisait beau.

Toute sa famille, tous ses amis étaient là, ceux qui l’avaient connue et qui l’avaient aimée, dans cette petite église de banlieue.

Tout avait été préparé dans les moindres détails avec amour : les démarches auprès des Pompes funèbres, la cérémonie de l’incinération, la préparation de l’oraison du prêtre, la musique, les fleurs…

L’accord du prêtre pour obtenir la présence d’une urne dans l’église n’avait pas été sans discussions, mais elle était là, sur le catafalque recouvert de rouge.

L’intensité de la tristesse de l’événement avait été à son paroxysme au moment de la sortie des participants, accompagnés par le Requiem de Fauré.

Sur le parvis de l’église, chacun y allait d’une phrase réconfortante à la famille, vantant les qualités de la femme qui venait de les quitter. Tous étaient sous le coup de l’émotion, quand retentit cette phrase terrible « J’AI OUBLIÉ MAMAN DANS L’ÉGLISE ! », suivie d’un énorme éclat de rire.

D’un pas précipité, la fille de la défunte parcourt la nef, d’un geste rapide, elle enlève l’urne. Il faut faire vite, le fou rire la gagne. Une sortie précipitée par l’un des transepts, et la voilà, pliée en deux sur les marches de l’église.

Incapable de contrôler son fou rire déclenché par cette situation cocasse, elle ne peut justifier son état que par un piteux « Excusez moi, c’est nerveux ».

Coup de foudre au Monoprix (OE) :

« Je ronge mon frein à la caisse, lorsque je remarque un peu plus loin dans la file d’attente une belle femme élancée, qui se tourne vers moi et m’adresse un large sourire. Nous sommes séparés par trois autres clients, mais ses yeux de braise me foudroient instantanément. Pour un regard comme ça, je traverserais le Sahara pieds nus. J’arque un sourcil à la Clark Gable en mimant « C’est à moi que tu causes, poupée? » À sa réaction, glaciale, je comprends qu’elle est en train de communiquer avec une connaissance, juste derrière moi. Il ne me reste qu’à détourner les yeux et à fixer le plafond du Monop’ comme si je venais d’y découvrir les fresques de la Sixtine. »

Banane, va! (CG)


 

 

« Mon oncle aimait raconter des histoires drôles, dont celle-ci : « C’est l’histoire d’un Américain qui vient juste d’avoir son permis de conduire. Il sort du garage sa superbe voiture neuve et écrase un de ses voisins. Condamné à mort, il doit passer sur la chaise électrique. « Avez-vous une dernière volonté ? » « Oui j’aimerais bien manger une banane ». Il mange sa banane et on lance la procédure d’exécution… mais rien ne se passe. La machine semble en panne. Dans ces cas-là, on gracie le prévenu. À peine rentré chez lui, il reprend sa voiture et au premier carrefour, il renverse deux personnes âgées. Même procès, même condamnation, même souhait : une banane, même conséquence – la panne -, même relaxe. Deux jours plus tard, il écrase une maman et son enfant et tout recommence. Un grand officiel s’intéresse à ce phénomène : « Dites-moi comment se fait-il que lorsque vous êtes sur la chaise électrique celle-ci tombe en panne ? C’est grâce à la banane ? » « Non pas du tout, je suis mauvais CONDUCTEUR »

Lorsque mon oncle a raconté cette histoire je devais n’avoir pas plus de dix ans. Je n’avais rien compris à l’histoire, évidemment, mais j’avais ri comme les autres.

Ce n’est que quatre ans après, que la vérité me fut révélée ! En plein cours de sciences naturelles.

Alors que mon professeur faisait son cours, je ne pus retenir un « J’ai compris ! » suivi d’un fou rire qui me valut une punition digne de mon attitude incongrue.

Le cours était sur les matériaux conducteurs d’électricité. »

Oups, pas le bon critique! (OE)

« Il y a quelques années, dans une autre file d’attente (se méfier des files d’attente!), un copain attaché de presse me présente à un jeune réalisateur, qui me remercie aussitôt chaleureusement pour le papier que je lui ai consacré. Il semble que je sois celui qui a le mieux compris son dernier film, qui en a parlé avec le plus d’éloquence, etc. Les compliments pleuvent dru. Hélas, au bout d’une minute, je suis forcé d’avouer que je ne suis pas le type des « Cahiers du Cinéma » auquel il croit s’adresser. Sa déconfiture me réchauffe encore le cœur et me console de mes propres gaffes. »

Combien pour ce cadeau? (OE)

« Il y a de nombreuses années de cela, un très grand nom du cinéma japonais, M. Kawakita, vient rendre visite à mon grand-père, qui a joué un rôle important dans sa vie. Il sort de sa poche un produit encore inconnu en France : un minuscule transistor de la taille d’un paquet de cartes à jouer. Je m’émerveille et demande « Combien ça coûte? » (À l’époque, j’ai un étrange besoin de connaître le prix des choses). Dix secondes plus tard, je comprends que cette radio était un cadeau. »

Poisson d’avril n°1 (CG)


 

 

 

« Monsieur l’inspecteur te demande. »

Lancée dans une grande discussion autour du complément d’objet direct, je n’ai pas entendu frapper à la porte de la classe.

Je m’aperçois que toutes les têtes sont tournées vers la porte.

Joël, notre enseignant spécialisé, est dans l’entrebâillement de la porte, le visage décomposé.

« Claire, désolée de te déranger mais Monsieur l’inspecteur te demande d’urgence. Il est au téléphone, dans le bureau du directeur. Claude m’a dit que c’était urgent ».

« Tu peux rester dans la classe ? » Et sans attendre la réponse, je parcours à la vitesse d’un TGV en furie les longs couloirs qui me séparent du bureau du directeur, le temps nécessaire pour se faire tous les scénarios possibles : Quelle bêtise j’ai encore faite ? Je ne comprends pas pourquoi un parent se plaindrait ! Ils se sont trompés sur ma dernière note …..

Arrivée essoufflée au bureau : j’entends un énorme « Poisson d’avril !».

 

Demandez l’auteur (OE)

« Dans les années soixante, je participe à une interview de Douglas Fairbanks, Jr. à l’occasion d’un hommage que lui rend la Cinémathèque. Je me suis documenté, mais pas assez semble-t-il… Nous évoquons un de ses titres les plus connus : GUNGA DIN, alors bloqué pour d’obscures questions de droits. Je suggère : « Il faudrait peut-être en toucher un mot à l’auteur ». L’élégant Fairbanks répond par un discret sourire mais laisse passer ma remarque. De retour à la maison, je consulte le générique. GUNGA DIN est tiré d’un poème de Rudyard Kipling. »

Poisson d’avril n° 2. Une enquête impossible (CG)

« Réunion de l’équipe pédagogique :

« Monsieur le directeur, je voudrais que vous m’expliquiez quelque chose »

« Oui , Claire, je vous écoute… »

« Voilà, nous avons reçu hier de la part de Madame l’Inspectrice un mail nous demandant de faire une évaluation de nos activités au sein de l’établissement. Savez-vous ce qu’elle attend exactement ? »

(Mes collègues que j’avais mis dans la confidence de mon mauvais coup, avaient accepté de jouer le jeu. L’une d’elle était particulièrement mal à l’aise, elle n’aimait pas mentir à son directeur… mais que ne ferait-elle pas pour moi ?)

D’abord étonné, le directeur, homme de toutes les situations, se ressaisit rapidement et se lance dans une explication vaseuse, faisant mine d’être tout à fait au courant de la situation. Une demi-heure d’explication, et pas vraiment de réponse.

J’insiste donc sur le fait que je ne comprends toujours pas. Notre cher directeur, en conclusion, me demande de lui donner une copie du mail.

« Avec plaisir, Monsieur le directeur, je vais aller vous chercher ce mail du premier avril.»

Sa vengeance fut terrible mais tout aussi inoffensive. »

Une petite dernière :

Fondue du matin… chagrin (OE)

Cette mésaventure arriva à une amie, piètre cuisinière, et chroniquement débordée. Recevant un soir quelques amis, et désirant gagner du temps, elle prépara une fondue DÈS LE MATIN. Tout commentaire serait désobligeant. Rideau…


 

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L’amour de l’expresso

Olivier Eyquem : « Le jour où ma mère inventa… Nespresso »

 

 

 

 

 

 

Je vais révéler un détail de la vie de ma mère que peu de gens connaissent : Eva a inventé Nespresso.

Presque…

Quelques précisions s’imposent après cette audacieuse assertion, sous peine d’être taxé d’affabulation.

Eva a eu des rapports tendus et conflictuels avec toutes sortes de machines. Elle n’aimait pas vraiment le téléphone, et avait renoncé à se servir du répondeur, laissant à d’autres le soin de gérer les messages qu’elle négligeait d’écouter. La photocopieuse et, bien sûr, l’ordinateur lui étaient étrangers. Qu’on puisse faxer un texte sans qu’il ne s’autodétruise sur le champ et ne soit avalé tout cru par la ligne téléphonique relevait pour elle de la magie. La machine à laver le linge ne l’inspirant pas davantage, elle avait renoncé à s’en servir, alors que les plaques de cuisson vitrocéramiques lui plaisaient – sans doute par la parfaite harmonie de leur toucher, de leur design et de leur noir profond.

Cela constituait au moins UN lien avec la technologie moderne.

Jusqu’au jour béni où Nespresso fit son entrée à la maison…

Les premières machines de la marque laissaient à désirer sur tous les plans. Massives et anguleuses, elles avaient un aspect rébarbatif et présentaient de multiples défauts mécaniques : pression insuffisante, difficultés de serrage, etc. Autant d’imperfections qui seraient rapidement corrigées.

Mais Eva n’attendit pas la sortie des modèles de deuxième génération. Elle s’éprit aussitôt de « sa » machine Nespresso, et noua avec elle une complicité aussi étroite que si elle l’avait inventée et en était la seule propriétaire au monde.

Le « petit Nespresso » devint aussitôt pour elle un rite quotidien incontournable et une assurance de bonne et joyeuse humeur. Le matin, la seule attente de la première tasse suffisait à la mettre en éveil. Sitôt la lumière allumée et l’heure vérifiée, elle savait que son petit-déjeuner ne tarderait pas à lui être apporté sur un plateau. Il y aurait, inévitablement, le fameux breuvage coiffé d’un petit panache d’écume, suivi d’un café au lait léger, accompagné de deux tranches de pain noir. L’après-midi, après la sieste, était marqué et égayé par la deuxième tasse du jour, prise à la cuisine ou – luxe incomparable! – apportée une fois encore au lit.

Eva tenait à ce que ce plaisir gustatif soit partagé. À Verderonne, le mardi et le jeudi matin, la fidèle Madame Mesnard devait, sitôt arrivée, déguster la tasse mise de côté pour elle dès le soir avec un morceau de sucre et une petite cuillère. Même dans un état de grande fatigue, Eva n’oubliait jamais ce geste où se concentraient l’estime et l’amitié qu’elle portait à cette personne si précieuse qui avait fait partie de notre petit cercle dès le milieu des années 1980.

Le jour des obsèques de ma mère, Madame Mesnard, son mari et leur fille Nathalie furent les trois seules personnes qui nous accompagnèrent à Beauvais pour l’incinération. J’avais réservé à chacun une capsule. Ce serait le dernier Nespresso que nous partagerions avant longtemps en souvenir d’Eva. Lorsqu’un être aimé disparaît, son souvenir subsiste parfois dans des objets ou des habitudes d’une grande banalité, auxquels la mort donne une singulière et émouvante résonance.

Nespresso restera donc à jamais la propriété d’Eva. Elle ne l’avait peut-être pas inventé, mais elle aurait pu…

 

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